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La France a, depuis le 5 septembre 2024, un nouveau premier ministre et, depuis le 21 septembre, un gouvernement. Le retard de ces nominations a eu des conséquences : il a affecté « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » (qui est, aux termes de l’article 5 de la Constitution, une mission du Président de la République) et compromis les intérêts de l’État. Les conditions de ces nominations sont, par ailleurs, choquantes au regard de la démocratie. La composition du gouvernement vire vers la droite, voire l’extrême droite, tout en ayant des lignes de faille inquiétantes. Les politiques qui vont en sortir risquent fort d’être clivantes pour l’opinion publique, voire dangereuses pour le pays ou inadaptées aux attentes.

Le retard dans la constitution du gouvernement : les intérêts de l’État compromis.

Pendant plus de 100 jours, la France n’a eu ni gouvernement ni parlement en état de délibérer. Pour l’agriculture, le logement, la santé, l’éducation, la réponse aux difficultés a été mise en attente. Des dossiers brûlants n’ont pas été gérés, comme la crise en Nouvelle Calédonie ou l’élaboration du budget dans une période de croissance ralentie. Dans ce dernier cas le retard a amplifié une crise des finances publiques déjà patente, voire l’a rendu difficilement contrôlable. Détaillons l’histoire.

En février 2024, a été annoncé un déficit public 2023 de 5,1 points de PIB, porté en avril à 5,5 points, au lieu des 4,9 inscrits dans la loi de finances adoptée quelques semaines auparavant. Cette aggravation a été imputée à un « accident », une baisse imprévue des recettes, tandis que les dépenses, bien qu’ayant ralenti, avaient continué à augmenter.

Cette annonce tardive (comment n’a-t-on pas vu courant 2023 ce qui se passait ?) a conduit le ministre B. Lemaire à prévoir, dès février 2024, un gel de crédits de 10 Mds sur le budget de l’année tout juste adopté. Ce gel, réalisé par décret, dans la précipitation, avec des coups de rabot à droite et à gauche sur des dépenses (écologie, éducation, handicap…) qui venaient juste d’être votées, a agité le pays, certains y voyant le signe d’une incompétence, voire d’un mensonge. Le budget 2024 est alors devenu obsolète : il aurait fallu revoir les prévisions de croissance, s’interroger sur les rentrées d’impôts, réajuster les dépenses et le montant du déficit. Le Président de la République a pourtant refusé une loi de finances rectificative qui s’imposait au nom de la sincérité budgétaire et du respect dû au Parlement. Il a bien fallu cependant rectifier le tir : c’est ce que fait, en avril 2024, le programme de stabilité 2024-2027 destiné à la Commission européenne. Les perspectives officielles de croissance 2024 sont passées alors de + 1,4 à + 1 % et le déficit prévisionnel de 4,4 à 5,1 points de PIB. Pour autant, l’objectif d’un déficit inférieur à 3 points de PIB en 2027 était maintenu grâce à une forte réduction des dépenses publiques. Parallèlement, le ministre B. Lemaire a annoncé que le plan d’économies nécessaire sur 2024 devait passer de 10 à 20 Mds.

La situation est ensuite devenue confuse.

Une partie des 10 Mds supplémentaires d’économies devait être trouvée auprès des collectivités territoriales (mais comment ? nul ne s’en est préoccupé) et par une « taxation des rentes » (notamment une taxe sur les rachats d’actions par les entreprises elles-mêmes) qui ne sera pas mise en œuvre. Au final, sur l’année le ministre décidera de geler 16,7 Mds de crédits sur le budget de l’État.

De plus, l’avis du Haut Conseil des finances publiques sur le programme de stabilité 2024 -2027 a été d’une franchise inhabituelle : « manque de crédibilité », « réduction des dépenses publiques insuffisamment documentée », « manque de cohérence » des prévisions puisque l’ampleur de l’ajustement ne pouvait que nuire à la croissance. C’est quasiment la première fois que le Haut Conseil des finances publiques jouait son rôle de garde-fous, en accusant le gouvernement de pratiques dont il est coutumier depuis toujours, les lois de programmation des finances publiques et les précédents programmes de stabilité n’ayant jamais eu de vraisemblance, ni économique, ni financière, ni politique.

C’est dans ce contexte d’insincérité, d’inquiétude et d’hésitation dans les réponses à apporter à une crise inattendue que prend place, début juin, la décision de dissolution de l’Assemblée nationale, puis la longue période d’immobilisme qui s’ensuit. En juillet, le ministre B. Lemaire évoque des économies nécessaires sur 2025 de 25 Mds supplémentaires.

Une nouvelle dérive des finances publiques sera ensuite annoncée début septembre 2024 (une note de la direction du Trésor communiquée au ministre en juillet 2024 annonce un déficit sur l’année non pas de 5,1 points de PIB (comme dans le programme de stabilité d’avril) mais de 5,6 %, imputée alors aux collectivités territoriales, avec un tendanciel aboutissant à 6,5 points de PIB en 2027. Il faudrait 110 Mds d’économies à cet horizon pour respecter l’engagement européen de 3 points de déficit public.

Fin septembre, nouvelle alerte :  le déficit 2024 pourrait bien dépasser 6 % si rien n’est fait. Le nouveau ministre des comptes publics évoque alors, outre une consommation des ménages plus faible qu’attendu et un dérapage des dépenses (collectivités territoriales et crise en Nouvelle Calédonie), un « attentisme des acteurs économiques », qui ont suspendu investissements et embauches dans l’attente du dénouement de la crise politique. De fait, l’activité a fléchi dans l’attente de l’annonce, par le nouveau gouvernement, de mesures de redressement inévitables, la France ayant été en juillet placée par l’Union en position de « déficit excessif ».

En septembre 2024, Pierre Moscovici, Premier Président de la Cour des comptes, déclarait devant la Commission des finances de l’Assemblée nationale qu’il fallait « s’interroger » sur la faible croissance spontanée des impôts (tendance durable ou pas ?), qui semblait perdurer en 2024. Il faisait quant à lui le lien entre le déficit et les baisses d’impôt non compensées depuis des années, imputant son aggravation en 2024 à l’absence de mesures structurelles qui aurait dû être prises dès 2023.

L’inaction, puis l’attente et les incertitudes politiques ont augmenté les risques : le pouvoir semble flotter depuis des mois : il a traité le déficit 2023 comme un accident à rattraper, a élaboré à la va-vite pour la Commission un document insincère, puis tout le monde a cessé de s’occuper du problème (mais pas d’en parler) depuis juin.  Aujourd’hui la France, qui risque une nouvelle baisse de sa notation, emprunte à 10 ans à un taux supérieur à celui de l’Espagne et du Portugal. De plus, le débat sur le rééquilibrage des finances publiques s’ouvre aujourd’hui dans une ambiance fiévreuse, sans majorité politique, où chacun plaide pour des solutions divergentes. Il est à l’évidence dangereux de confier le rétablissement d’une situation dégradée à un gouvernement sans vraie assise démocratique et dont la durée de vie n’est pas assurée. Mais on en est là.

Le choix d’un premier ministre et la composition du gouvernement : tordre le bras à la démocratie 

Le délai pris pour nommer un gouvernement est d’autant plus critiquable qu’il ne s’explique pas par des tractations entre partis pour élaborer un projet de gouvernement. Il résulte d’un choix du Président : prendre longuement son temps sur le casting du premier ministre, en pesant apparemment les mérites individuels des divers « candidats ». L’on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agît là d’une tactique : pour retomber sur la solution envisagée dès la parution des résultats des élections législatives (un gouvernement d’union avec la droite,  dans la ligne de la lente dérive du pouvoir macroniste observée depuis 2017), il fallait montrer que les autres solutions (soit une solution de gauche modérée, soit une solution trans partisane proche d’une formule d’union nationale) étaient impossibles et que l’on ne pouvait plus attendre. « C’est trop tard », répétait E. Macron à ceux qui le pressait fin août de choisir B. Cazeneuve. Trop tard effectivement, mais surtout parce qu’il avait traîné.

Il est vrai qu’en constituant trois grands blocs ennemis (193 députés pour le Nouveau front populaire, 166 pour la majorité présidentielle et 142 pour le Rassemblement national et ses alliés) auxquels s’ajoutent deux ensembles plus petits (Les Républicains avec 47 députés et le parti charnière LIOT avec 22), le vote des Français aux législatives 2024 ne permet pas facilement de voir où il faut aller. Mais deux messages au moins ont été clairs : le pays n’a pas voulu du Rassemblement national et a désavoué à la fois la majorité présidentielle (passée de 250 à 166 députés) et Les Républicains (passés de 62 à 47). Or, le gouvernement actuel est composé de ces deux composantes, celles qui ont perdu.

Pour arriver à ses fins et imposer cette conclusion baroque, le président a certes été aidé par les partis, y compris ceux de gauche, qui se sont défaussé sur lui et dont aucun n’a entrepris sérieusement de négocier une coalition et un programme avec d’éventuels partenaires, sans doute parce qu’aucun ne voulait exercer le pouvoir avant les présidentielles de 2027. Les partis ont saboté toutes les candidatures jusqu’à ce que tout le monde soit fatigué et que le candidat rêvé arrive, de droite et acceptable pour le Rassemblement national dont il a montré, lors des présidentielles 2022, qu’il partageait certaines des idées. Ce candidat avait de plus une qualité essentielle pour plaire au Prince : il était sans prestige ni charisme. Sa nomination n’a été accompagnée d’aucune annonce quant à son programme : on devine que ce sera la poursuite des choix précédents, mâtinée des concessions à faire aux Républicains sur l’immigration et des mesures d’urgence sur les finances publiques. Les électeurs se satisferont qu’il y ait quelqu’un à la barre : le Président a réussi son tour de passe-passe manipulatoire et la démocratie n’y a pas gagné.

Quant à la composition du gouvernement, elle a été présentée comme équilibrée, entre les 12 ministres de la mouvance présidentielle et les 12 ministres Républicains, avec en outre 2 ministres relevant de Horizons (on n’ose plus trop les mettre dans la majorité présidentielle) et 7 ministres appartenant à divers groupuscules du centre-droit (ces chiffres sont donnés hors secrétaires d’État).  En réalité, la voilure penche très à droite : un seul ministre a été, il y a bien longtemps, socialiste et trois ministres importants du groupe présidentiel (C. Vautrin, aux territoires, S. Lecornu, aux armées et B. Haddad à l’Europe), viennent de la mouvance Les Républicains. Surtout, le choix de B. Retailleau est un signal fort. Celui-ci a deux obsessions : d’une part, réduire à tout prix une immigration présentée comme submersive dont même les descendants (naturalisés Français) manifesteraient des « régressions ethniques » (sans doute des relents de violence liée à leurs origines, la sauvagerie, que voulez-vous, ça vous colle à la peau) ; d’autre part mettre fin à « l’effondrement de l’État régalien », à « « la situation insurrectionnelle en Nouvelle Calédonie » et à « l’enfoncement de la France dans l’insécurité et la violence » à cause d’une justice laxiste dont les condamnations ne seraient même pas appliquées.

Les risques : résurgence de choix sarkozystes, politiques clivantes, mésentente  

 Un tel gouvernement présente des fragilités évidentes, le risque étant de réveiller les lignes de faille du pays, dans une conjoncture économiquement et politiquement fragile ou, à l’inverse, de ne rien faire alors qu’il existe de fortes attentes.

Les faiblesses théoriques de la droite et de l’extrême droite vont se voir : sur l’agriculture, où a été nommée une ministre LR, A. Genevard, qui connaît peu le domaine, le seul discours sera celui des aides et de la protection  contre l’écologie punitive, parce qu’il faut bien que les agriculteurs continuent à voter à droite même si ce choix les mène à la faillite ; à la fonction publique, où la nomination de G. Kasbarian, libéral revendiqué qui ne voulait plus du carcan de la loi SRU et a assoupli le droit des expulsions, sonne comme une provocation : il a repris, dans ses premières déclarations, le discours sarkozyste d’une « débureaucratisation » de l’action publique, là où les fonctionnaires attendent des mesures sur leurs salaires, leurs conditions de travail et l’attractivité des postes ; même schéma à l’enseignement supérieur, où la vision très libérale du Républicain P. Hetzel sur les universités, auxquelles il veut donner davantage d’autonomie pédagogique et budgétaire, risque de se heurter à des attentes bien plus prosaïques, tant certaines universités se portent mal ; quant à B. Retailleau, comme Darmanin avant lui, il va vouloir se payer une justice indulgente envers les méchants : il va exiger l’élaboration d’une politique pénale sarkozyste, avec alourdissement des peines et systématisation de la détention. Comme avant lui E. Dupont-Moretti, D. Migaud va tenter de rétablir la vérité (la justice est sévère et les prisons débordent), mais il perdra sans doute la partie, parce qu’il est isolé, moins dogmatique et que l’opinion publique n’est pas de son côté. Quant à R. Dati, mise en examen pour corruption passive, elle finira bien, un jour ou l’autre, par être traduite en correctionnelle…mais peut-être aura-t-elle le temps auparavant de mettre au pas l’audiovisuel public, au risque d’un conflit majeur.

Enfin, sur le rétablissement des finances publiques, le pire n’est pas certain mais la doctrine traditionnelle des LR (des coupes claires dans les dépenses sociales et la fonction publique) peut s’appliquer, sans grande préoccupation de la préservation de la croissance, des services publics et des investissements d’avenir. En 2011 et 2012, F. Fillon, alors Premier ministre, avait aggravé le déficit et la dette en voulant assainir rapidement les finances publiques. En 2017, son programme à l’élection présidentielle comportait une réduction des dépenses publiques de 100 Mds, présentée comme un « assainissement », avec une réduction de 500 000 emplois publics, du jamais vu, qu’il aurait eu, au demeurant, du mal à mettre en œuvre. En 2022, la candidate LR à l’élection présidentielle, V. Pécresse, envisageait des coupes un peu plus réduites (45 Mds de dépenses publiques et la suppression de 200 0000 emplois publics). Comment cette « pensée magique » (il suffit d’un peu de poigne pour réduire drastiquement la dépense) va-t-elle se confronter aux réalités actuelles, alors qu’il faudrait du temps, de la constance et une gouvernance éclairée pour mener la lutte contre le déficit public ?

Mais le pire est sans doute le risque de l’inaction.  A la transition écologique, A. Pannier-Runacher, ne dispose d’aucune compétence en dehors de celle de l’énergie : elle n’a autorité ni sur les transports ni sur le logement ni sur l’industrie, et, a fortiori, n’a aucun droit de regard sur l’agriculture, les forêts ou les politiques des collectivités. Les ONG notent qu’on attend d’elle qu’elle soit la ministre du nucléaire, pas de la défense de la biodiversité ou de la transformation industrielle. A l’Éducation nationale, une novice qui ne s’est jamais intéressée à l’éducation, Anne Genetet, risque fort d’être peu active, même flanquée d’un ministre LR délégué à la réussite scolaire, et de ne s’occuper que des dossiers déjà lancés, là où les enseignants attendent des réponses urgente sur la valorisation de leur métier et sur les postes vacants. Aux Affaires étrangères, c’est aussi un néophyte qui est aux manettes, l’économiste J-N Barrot, pour respecter sans doute le pré-carré du Président ; enfin, à la santé, on a du mal à croire à l’énergie de la ministre Modem G. Darrieusecq, surtout dans un contexte de crise latente depuis des années.

Une autre fragilité existe : le camp « présidentiel » est majoritairement composé de jeunes libéraux modernistes attachés à la réussite des entreprises mais aussi aux avancées sociétales. De G. Attal, chef du groupe parlementaire « Ensemble », à A. Pannier-Runacher, ministre de la transition écologique, ils se présentent aujourd’hui comme des « opposants politiques » aux LR. De fait, on ne sait trop comment ils vont travailler avec les idéologues conservateurs et souverainistes du bord d’à-côté. La méfiance est de mise : comment le camp « Ensemble » réagira-t-il à la résurgence de la loi immigration, erreur juridique et politique du quinquennat, ou à l’annonce de la quasi-suppression de l’Aide médicale d’État aux immigrés en situation irrégulière, dans un contexte où tous les anciens ministres de la santé et les autorités médicales dénoncent cette réforme comme contraire aux droits humains et à la santé publique ?

 

Entrée dans un bourbier le 9 juin 2024, jour de la dissolution de l’Assemblée nationale, voire avant, la France a peut-être le sentiment de s’en dégager aujourd’hui parce qu’enfin le gouvernement est en place. En réalité, elle risque de s’y enfoncer.

Pergama, le 30 septembre 2024