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La Constitution, la lettre et l’esprit

Dans un article du Monde du 28 août dernier, dans un contexte où les experts constitutionnalistes sont sollicités tous les jours pour éclairer la situation confuse d’un pays sans gouvernement depuis les élections législatives de juillet, le juriste Benjamin Morel se moque de l’expression « l’esprit de la Constitution », utilisée pour condamner certains choix du Président de la République qui ne contreviennent pas directement au droit mais semblent choquants. Le droit ne devrait pas, dit-il, être confondu avec le « spiritisme ». Le spiritisme étant la communication avec les esprits qui rôdent dans l’au-delà, l’affirmation paraît juste, encore que l’on puisse se sentir légitime à invoquer, pour comprendre le droit constitutionnel, les mânes de De Gaulle ou de Michel Debré, rédacteurs de la Constitution actuelle.

Cela dit, l’esprit d’un texte, y compris d’un texte juridique, correspond à une réalité qu’il est vain de nier : le terme recouvre ses intentions, son sens profond, sa cohérence. Si le droit, ce n’est pas de la littérature, ce n’est pas non plus de la récitation : un juriste interprète, décode et débat et, quand un article de la Constitution est sibyllin ou ambigu, il a le droit de l’interpréter en fonction du texte d’ensemble dont il postule la cohérence. L’esprit d’une Constitution, c’est le lieu où la règle n’est pas qu’une règle, car elle reflète des objectifs et des idéaux, et où la répartition des pouvoirs a un sens politique. L’interprétation laisse alors une place aux débats… Les décisions du Conseil constitutionnel elles-mêmes montrent la part de « construction » que comporte l’interprétation d’un article, replacé systématiquement dans le cadre des intentions du texte, voire d’un corpus juridique plus large, pour que la portée qui lui sera donnée garantisse l’unité du droit.

Dans le contexte actuel, les questions suivantes sont donc légitimes : le Président de la République a-t-il respecté l’esprit de la Constitution en décidant, comme il l’a fait, la dissolution et en fixant, comme il l’a fait, le calendrier des élections législatives ? En différant au-delà de 55 jours après le deuxième tour des élections législatives la nomination d’un premier ministre, même si, sans doute, désormais, la décision est proche ? Les ministres démissionnaires peuvent-ils expédier les affaires courantes pendant si longtemps, surtout ceux qui ont été élus députés lors des élections ?  Enfin, le Président est-il dans son rôle en cherchant personnellement un premier ministre qui lui convienne ?

La décision de dissolution et la convocation aux élections législatives : une « grenade dégoupillée » conforme à la Constitution, mais un jeu dangereux qui trahit la confiance de la population

 La dissolution, décidée le soir même de l’annonce des résultats des élections européennes où le Rassemblement national a obtenu presque un tiers des voix tandis que le parti présidentiel en obtenait moitié moins, a créé la stupéfaction : d’abord parce certaines déclarations préalables du pouvoir relativisaient la portée de ces élections sur la vie politique intérieure. Ensuite parce que, dans l’histoire de la Ve république, les dissolutions n’ont été décidées que lorsqu’elles étaient inévitables, à l’exception de celle de 1997, rationnellement inexplicable, qui devait simplement « donner un nouvel élan à la France » et qui n’a pas porté chance au Président Chirac qui l’a décidée. Enfin la période s’y prêtait peu, au début de l’été, avant des Jeux olympiques qui représentaient un enjeu sécuritaire et d’image important et en pleine crise en Nouvelle Calédonie.

Le calendrier des élections législatives fixé ensuite par le Président a été très resserré et très contraignant pour les partis et les candidats : dissolution le 9 juin au soir, signature immédiate du décret de dissolution paru au JO le lendemain, candidatures aux législatives à déposer entre le 12 et le 16 juin, campagne électorale ouverte du 18 au 27 ou 28 juin selon les lieux, premier tour au 30 juin, deuxième au 7 juillet, sans réouverture des listes électorales, même pour les personnes venant d’atteindre la majorité.

De nombreux recours sur le décret de dissolution ou sur les délais de la campagne ont été formés devant le Conseil constitutionnel, qui les a tous rejetés les 20 et 26 juin 2024, à juste titre au demeurant : le Conseil Constitutionnel n’a tout simplement pas compétence pour se prononcer sur les demandes d’annulation du décret de dissolution, pris en vertu de l’article 12 de la Constitution et qui, relevant des pouvoirs propres du Président, n’est soumis à aucun contrôle de légalité. Quant aux délais impartis, ils respectent ceux qui sont indiqués dans ce même article 12 (« Les élections générales ont lieu 20 jours au moins …après la dissolution ») et peu importe que les délais du Code électoral soient plus larges. Le Conseil Constitutionnel a déjà, dans une décision du 4 juin 1988, indiqué que « les dispositions de nature constitutionnelle prévalent nécessairement, en ce qui regarde les délais assignés au déroulement de la campagne électorale et au dépôt des candidatures, sur les dispositions législatives du code électoral ». 

Quant à la rupture d’égalité entre les candidats de métropole et ceux des DOM (un jour de moins dans un calendrier très étriqué), eh bien, le Conseil décide…que l’égalité est respectée, et c’est tout.  Sur le plan juridique, tout est donc conforme aux textes. Sur le plan politique, certains observateurs notent que « la dissolution était dans l’air » et aurait sans doute été inévitable à l’automne. En tout état de cause, personne ne nie que le Président a le droit d’exercer les pouvoirs que lui donne la Constitution.

Pour autant, en se souvenant que le Président doit, au titre de l’article 5 de la Constitution, « assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » et que, au titre de l’article 4, « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage », comment ne pas interpréter les décisions de juin comme une violation de l’esprit des textes, ce que d’ailleurs l’opinion publique lui a vivement reproché ? Contrairement aux obligations imposées par l’article 12 de la Constitution, ni le Premier ministre, ni les présidents des Assemblées n’ont été consultés (le Président du Sénat seul a été « informé » téléphoniquement une heure avant l’annonce). La justification avancée par le président selon laquelle il fallait « faire appel au peuple » pour dénouer la crise, n’avait aucun sens, puisque, précisément, le peuple venait de s’exprimer. Les délais imposés visaient à déstabiliser les partis d’opposition et à compromettre leur capacité à mener campagne, soit que le Président ait espéré, dans ce moment de sidération, un sursaut de l’opinion et une majorité plus large en faveur de son propre parti, soit qu’il ait joué la carte de la cohabitation avec le Rassemblement national pour démontrer, avant 2027, l’incapacité de celui-ci à gouverner. La phrase lâchée par le Président, le 10 juin 2024, est révélatrice de son mépris absolu pour le rôle protecteur des institutions et du pays que la Constitution lui donne : « Je prépare ça depuis des semaines », a-t-il déclaré, et je suis ravi. Je leur ai balancé ma grenade dégoupillée dans les jambes. Maintenant on va voir comment ils s’en sortent ». Ce qui est certain, c’est que le pays, lui, s’en sortira mal. Le Président a failli, et ce n’est pas un jugement partisan.  Il a manqué à son rôle.  

Jouer avec l’esprit de la Constitution : une méthode déjà utilisée depuis 2022 

 Le Président n’en est pas à son coup d’essai en ce domaine : ainsi, il a tablé, avec succès, sur l’incapacité de ses opposants à attaquer l’usage qu’il a fait depuis 2022 de la Constitution, en particulier de l’article 49-3, alors qu’il l’a dévoyé. Comme l’indique le constitutionnaliste Jean-Philippe  Derosier dans un article du Monde du 20 février 2020 intitulé Il existe d’autres moyens pour contrer l’obstruction, l’article 49-3 « permet de créer une majorité quand elle est incertaine » : lorsque le gouvernement considère qu’un texte qui devrait être soumis au vote est indispensable à sa politique, l’article permet d’offrir un choix à l’Assemblée, adopter le texte sans vote pour éviter que le gouvernement démissionne ou le rejeter en votant son départ. Utiliser l’article 49-3 systématiquement, pour pallier l’absence de majorité et sans recherche de coalitions permettant l’application d’un programme négocié est un dévoiement du dispositif parlementaire, qui ne permet qu’une survie à la petite semaine.

 

Et que dire de la décision, en 2023, en cours de débat parlementaire, d’appliquer l’article 49-3 à une réforme des retraites rejetée par l’opinion, indûment contenue dans une loi de financement de la sécurité sociale (alors qu’elle n’a rien à voir avec l’objet de telles lois, même si elle a des conséquences financières) ? Le projet avait fait l’objet de longues négociations parlementaires et pouvait être amendé : le recours brutal à l’article 49-3 a tout interrompu, permettant au gouvernement d’imposer un texte qui ne reprenait que les amendements qu’il retenait. J-P Derosier évoque un « parlementarisme déréglé » et l’on peut parler d’un artifice légal, qui joue sur la peur d’une dissolution risquée mais reste peu conforme au respect de la discussion parlementaire et de la démocratie.

Le « jeu » avec la Constitution est allé encore plus loin en 2024 avec la loi « pour contrôler l’immigration ». Le texte, rédigé sous la dictée des Républicains pour permettre une alliance de court terme sur certaines dispositions favorisant la régularisation de certains travailleurs, instituait une préférence nationale dans l’accès aux droits sociaux, en prévoyant des conditions d’attribution différentes pour les nationaux et les étrangers, dispositions sans nul doute contraires au principe d’égalité contenu dans la Constitution. La loi a pourtant été présentée au vote par le gouvernement et adoptée. Au lendemain du vote, le ministre de l’Intérieur déclarait, avec l’aval de la Première ministre et du Président : « Des mesures sont manifestement et clairement contraires à la Constitution. Le travail du Conseil constitutionnel fera son office, mais la politique ce n’est pas être juriste avant les juristes ». Rappelons que le Président de la République a pour mission, aux termes de l’article 5 de la Constitution, de veiller au respect de ce texte. Faire adopter une loi inconstitutionnelle par calcul politique et compter sur le Conseil constitutionnel pour la censurer, ce n’est pas le rôle d’un Président.

Nomination du premier ministre : un délai contraire à l’esprit des textes, voire aux textes ?

L’article 8 de la Constitution indique : « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement ». L’article est donc muet sur les délais de cette nomination et le Président peut arguer qu’il n’a aucune contrainte sur ce point. La quasi-totalité des constitutionnalistes en convient.

Passons sur le fait que, dans tous les textes juridiques, le présent de l’indicatif est un présent d’obligation et qu’il n’existe pas d’obligation qui puisse être indéfiniment reportée. On en comprendrait mieux la valeur si l’article constitutionnel disait, sans rien ajouter sur le fond, « Quand la fonction est vacante, le Président nomme le Premier ministre ». Certes, le choix peut prendre un peu de temps et le Président a sans aucun doute, sur ce point, contrairement à ce que disent les partis de gauche, une marge, sur le temps comme sur le choix (cf. point suivant). Mais peut-il attendre des semaines, voire des mois pour choisir un chef de gouvernement ? Non.

Le Président est, rappelons-le, le garant du fonctionnement régulier des pouvoirs publics : or, outre que la non prise en compte des résultats des élections législatives deviendrait, au bout d’un certain délai (sans doute non encore atteint il est vrai) une forfaiture, l’absence de gouvernement crée un risque de paralysie : le calendrier de préparation et d’adoption du budget de l’État 2025  devient très contraint et, plus le temps avance, plus certaines décisions deviendront urgentes, revenant par là-même dans la compétence des ministres démissionnaires : on le voit bien avec la décision du Premier ministre démissionnaire d’envoyer aux ministres les lettres-plafonds budgétaires, envoi qui ne relève absolument  pas des affaires courantes mais peut être plaidé par l’urgence. Certes, l’illégalité de la situation n’est pas constituée de manière évidente, et elle n’est, de toute façon, pas attaquable. Mais à tout le moins, l’esprit de la Constitution n’est pas respecté quand un tel délai de nomination ne résulte en rien de circonstances exceptionnelles mais du caprice d’un seul homme.

La situation conduit par ailleurs des ministres démissionnaires à siéger en tant que parlementaires après avoir élus aux élections législatives, alors que l’article 23 de la Constitution indique que les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire. Ce sont ainsi les voix des ministres démissionnaires qui ont permis la réélection de Y. Braun-Pivet à la Présidence de l’Assemblée nationale.

Certes sur ce point, certains juristes soutiennent que des ministres chargés des affaires courantes ne sont plus de « vrais » ministres et d’autres évoquent un article du Code électoral, l’article LO153, qui laisse 1 mois aux ministres nommés dans un gouvernement pour que l’incompatibilité soit effective, précisant que l’incompatibilité ne s’applique pas si le gouvernement démissionne pendant ce délai   :  mais la situation évoquée dans cet article (qui donne du temps pour organiser le remplacement du député parti au gouvernement) n’a rien à voir avec celle de ministres démissionnaires. De surcroît, un ministre en charge d’expédier les affaires courantes ne se préoccupent pas seulement de la mise en œuvre de décisions déjà prises. En cas d’urgence, sa mission est d’agir et il recouvre toutes ses responsabilités.

Pour autant, saisi d’un recours demandant l’annulation de l’élection de la présidente de l’Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel, suivant une jurisprudence précédente de 1988, s’est déclaré incompétent le 31 juillet dernier, parce qu’aucune disposition de la Constitution ni des lois organiques qui en découlent ne lui donne compétence sur ce point. Possiblement illégale, l’élection de la Présidente de l’Assemblée nationale est donc de facto validée et la notion de ministres-députés admise : est-ce une bonne manière de respecter la Constitution que de se satisfaire d’esquiver la censure ?

Un président qui ne peut pas être un arbitre alors qu’il en faudrait un 

 Le refus de nommer première ministre la candidate proposée par le Nouveau front populaire a été présenté comme un déni de démocratie. Or, il faut être logique : soit on a du fonctionnement de l’État une lecture très étriquée et le président doit retenir le choix de la coalition la plus nombreuse (on ne sait trop, au demeurant, sur le fondement de quel texte), soit on prend une vision plus large des responsabilités présidentielles et on doit tenir compte, comme dit ci-dessus pour d’autres décisions, de l’obligation qu’a le Président d’assurer « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ». Un jeu politique cynique (il a d’ailleurs été conseillé au Président par Alain Minc) aurait été de nommer la candidate proposée par le NFP et de la laisser aller au casse-pipe. Le Président s’y est refusé et, même si ses motivations sont tortueuses, il est dans son rôle en évitant au pays une période d’instabilité inutile.

La violation de l’esprit de la Constitution est ailleurs.

Quelle est la légitimité du Président à négocier avec les uns ou les autres pour choisir un premier ministre et tenter de prédéterminer parallèlement les choix politiques qu’il soutiendra, comme il le fait avec LR, qui lui a transmis « un Pacte de gouvernement » qu’il hésite à valider sur le fond et sur la forme ?

Rappelons que ce Président a, de toujours, plus encore que ces prédécesseurs, été un chef de gouvernement, choisissant les ministres, prenant la place de ses premiers ministres pour « diriger l’action du gouvernement » (article 21 de la Constitution) et prenant la place du gouvernement censé « déterminer et conduire » la politique de la Nation (article 20). C’est un chef de parti, qui a transformé les parlementaires du parti qu’il a créé en moutons serviles qui ont tout accepté du chef, ses analyses sur les syndicats ou sur les demandeurs d’emploi, ses liens (passés) avec Poutine, une fiscalité épargnant les grandes fortunes, une politique écologique faiblarde, une loi retraite injuste et une loi sur l’immigration déshonorante. Et c’est lui qui négocie ? Sur le « casting » et peut-être sur le programme à appliquer (le moins éloigné possible de la politique appliquée avant la dissolution) ? C’est là qu’est le déni de démocratie.

Si la démocratie était respectée, le Président garderait une responsabilité forte : celle de choisir un futur premier ministre auquel serait confiée la responsabilité de négocier une alliance ou une coalition, de définir un programme, de composer le gouvernement. Ce choix donne déjà au Président un pouvoir important, respecter la souveraineté conférée par le peuple aux représentants élus, assurer le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » et maintenir « la continuité de l’État », soit l’essentiel des prérogatives qui lui restent et qui ne sont pas minces. Cela devrait le conduire à chercher au-delà de ses propres références idéologiques et, compte tenu de la situation, en privilégiant l’expérience, l’ouverture, la capacité à négocier et le désintéressement. Ensuite, si la personne choisie parvient à une solution raisonnable, le Président devrait s’engager à la suivre.

Toutes les réflexions qui fleurissent aujourd’hui sur la nécessité de changer de culture politique et d’accepter le principe de coalitions fondées sur le compromis sont intéressantes et fondées. Mais elles ne doivent pas faire bon marché du « Qui ?» et du « Comment ? » : pas le Président et pas à son bon-vouloir. On ne peut être à la fois arbitre et partisan, surtout quand on a perdu la confiance du pays.

C’est en gardant son rôle pivot de décideur et en refusant le rôle de médiateur qui devrait être le sien que le Président viole gravement la Constitution ou, plutôt, son esprit : la forfaiture, ce serait de le laisser faire.

Pergama, le 2 septembre 2024