Le droit humanitaire international aux oubliettes de l’histoire?

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Le droit humanitaire international aux oubliettes de l’histoire?

En décembre dernier, dans un article de Libération, l’avocat W. Bourdon déclarait : « Le droit international est mort dans les décombres de Gaza ». Il évoquait d’abord le droit international stricto sensu : de fait, comment la communauté internationale a-t-elle pu accepter que Gaza soit, depuis 2007, une prison à ciel ouvert, dont Israël cadenassait les frontières de l’extérieur contre toutes les règles de souveraineté des peuples ? Comment cette communauté a-t-elle pu accepter la colonisation par Israël, depuis 56 ans, de territoires palestiniens dits « occupés », en violation de règles internationales que la Cour internationale de justice vient, en juillet 2024, de rappeler, reconnaissant que « la présence israélienne dans les territoires occupés est illégale » ?

Mais l’article évoquait surtout la mort du droit international humanitaire (DIH), branche spécifique du droit qui régit la conduite de la guerre. De fait, le spectacle des guerres récentes, Syrie, Ukraine et Gaza, donne une image atroce de la détermination de certaines grandes puissances à bafouer ce droit international humanitaire dans une relative indifférence mondiale. Aujourd’hui, 3 ans ½ après son entrée en Ukraine, l’armée russe bombarde tous les jours des cibles ukrainiennes exclusivement civiles, en violation de conventions pourtant signées par la Russie, comme elle l’a fait auparavant en Syrie.  10 mois après le 7 octobre et le début de la guerre à Gaza, Israël tue tous les jours sous ses bombes des civils de tous âges en affirmant cibler des terroristes, affame la population en limitant l’aide humanitaire, l’oblige à se déplacer constamment pour se réfugier dans un autre endroit où elle sera tout autant pilonnée. La communauté internationale compatit, accorde de l’aide mais ne fait rien cesser et laisse tranquilles les pays qui fournissent les armes utilisées contre les civils. Le droit humanitaire international et la justice internationale sont-ils morts ?

 Le DIH : un droit de la guerre pragmatique qui cherche à en limiter les effets 

 Le droit international humanitaire (DIH) est un droit spécifique, applicable en cas de conflit[1], L’essentiel de ce droit est contenu dans les quatre conventions de Genève de 1949, auxquelles ont adhéré la quasi-totalité des États, complétées par deux protocoles additionnels de 1977 relatifs à la protection des victimes des conflits armés. L’ensemble est complété par plusieurs conventions particulières qui interdisent certains types d’armes ou de méthodes de guerre (bombes à sous-munitions par exemple ou armes chimiques) ou protègent certaines catégories de biens (biens culturels).

Le DIH est construit sur plusieurs principes : selon le principe de différenciation, les parties au conflit doivent toujours faire la différence entre la population civile et les objectifs civils d’une part, les soldats et les objectifs militaires d’autre part. Ni la population civile en tant que telle, ni les civils isolés ne peuvent être directement attaqués. Les attaques ne sont autorisées que lorsqu’elles ciblent des objectifs militaires ou des soldats qui prennent part aux hostilités. Les bombardements indifférenciés ou qui ne visent que des cibles civiles sont interdits. Le principe de différenciation interdit également aux belligérants d’utiliser la famine ou les déplacements forcés de la population civile comme arme de guerre.

Toutefois, lorsqu’une opération militaire doit avoir lieu dans une zone où il y a des civils, deux principes doivent s’appliquer : le principe de précaution (les opérations militaires doivent veiller à épargner les civils qui doivent être éloignés le plus possible des objectifs militaires) et celui de proportionnalité : les opérations militaires doivent éviter de provoquer des dommages aux populations civiles qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu.

Enfin, il est interdit d’infliger des souffrances qui seraient inutiles au regard des buts militaires ou d’utiliser des moyens de combat qui causeraient des dommages graves et durables à l’environnement.

Ainsi, en définitive, le droit international humanitaire n’est pas un droit absolu et il est loin d’offrir aux civiles une garantie de protection : il admet la mort des civils, mais jusqu’à un certain point, le principe de proportionnalité s’applique en fonction de l’importance de la cible militaire, qui au final l’emporte. De même, en interdisant les souffrances inutiles, on permet « les souffrances utiles » : le DIH recherche un équilibre entre la volonté de protéger les civils, voire les militaires, et la reconnaissance du droit de faire la guerre.

La mise en œuvre du DIH relève de la justice internationale, laquelle revêt deux aspects.

En premier lieu, la Cour internationale de justice (CIJ), instance de l’ONU, est compétente pour juger des différents entre États, en particulier sur le respect des frontières ou l’éventuelle violation des traités internationaux. Elle est donc compétente pour juger des atteintes au droit international humanitaire. Récemment, saisie par l’Afrique du sud contre Israël, la CIJ a jugé que l’offensive israélienne à Gaza créait un risque plausible de génocide et a ordonné à Israël de laisser passer l’aide humanitaire, sans aucune efficacité au demeurant.

Par ailleurs, le droit pénal international permet de traduire en justice, devant des tribunaux internationaux ou des cours nationales, les personnes soupçonnées d’être responsables de crimes graves : génocides, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et, depuis 2018, crimes d’agression contre un État souverain. Les définitions sont précises : le génocide correspond à des actes commis dans l’intention de faire disparaître, en tout ou partie, un groupe national, religieux ou ethnique ; les crimes contre l’humanité sont des crimes systématiques commis contre des civils : tortures, disparitions forcées (détention, enlèvement ou privation de liberté avec l’appui de l’État faisant l’objet d’un déni et d’une dissimulation), homicides, esclavage, expulsions, violences sexuelles ; les crimes de guerre visent, s’agissant des civils, le non-respect du droit international humanitaire, notamment par la destruction de cibles civiles, et, s’agissant des combattants, les homicide et les mauvais traitements appliqués aux prisonniers.

Historiquement, ce sont des tribunaux spéciaux qui ont d’abord été créés pour juger les responsables de ces crimes : ainsi du Tribunal de Nuremberg (qui a jugé les crimes nazis) créé par les accords de Londres (qui ont également défini les crimes contre la paix, les crimes de guerre et des crimes contre l’humanité) ou du Tribunal pénal international pour le Rwanda, créé en 1994 par le Conseil de sécurité des Nations unies. Puis, en 1998, le Statut de Rome, traité international ratifié aujourd’hui par 123 États  sur 193, a mis en place la Cour pénale internationale (CPI), organisation permanente qui siège à La Haye, avec mission de juger les  auteurs de génocides, de crimes contre l’humanité et crimes de guerre.

La CPI est compétente si la personne accusée est un ressortissant d’un État membre, ou si le crime supposé est commis sur le territoire d’un État membre, ou si l’affaire lui est transmise par le Conseil de sécurité des Nations-Unies. Par exception à ce principe, l’Ukraine, qui n’est pas membre de la CPI, a passé un accord de coopération avec elle qui permet à la CPI d’agir depuis 2014. La Cour par ailleurs ne peut exercer sa compétence que lorsque les juridictions nationales sont défaillantes, par manque de volonté ou incapacité.

Enfin, nombre de traités du DIH (les conventions de Genève, des conventions plus spécifiques comme celle de 1984 contre la torture ou le Statut de Rome créant la CPI)  permettent aux États d’instituer une compétence universelle : un pays peut adapter son droit national pour permettre à une juridiction nationale de poursuivre toute personne soupçonnée de crimes de droit international parmi les plus graves (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide), même si ces crimes n’ont pas été commis sur le territoire de l’État et que le responsable comme la victime sont des étrangers. La compétence universelle est sous-tendue par la conviction que les crimes les plus graves portent préjudice à l’ensemble de la communauté internationale et à l’ordre international lui-même, et que les États doivent donc pouvoir limiter l’impunité des criminels.

Un droit inappliqué, imparfait, dans un contexte où la notion de communauté internationale s’efface

A lire certains articles, il aurait existé un âge d’or du droit international, voire du droit humanitaire, avant que celui-ci ne dépérisse dans les années 1980 et 1990, avec la disparition d’un monde « bipolaire » moins équilibré et la multiplication des conflits intraétatiques. Peut-être cette analyse est-elle exacte pour le droit international stricto sensu (l’invasion d’un État par un autre, de l’Irak à la Géorgie ou à l’Ukraine, n’est plus rare désormais et certains conflits, comme celui du Soudan, s’étirent sans fin) mais elle s’applique mal au droit international humanitaire parce que, à vrai dire, celui-ci n’a jamais été respecté.  C’est un des messages du responsable humanitaire Rony Brauman, dans un article paru en 2019 dans l’Annuaire français des relations internationales A quoi sert le droit humanitaire ? S’il reconnaît que la fin de la confrontation est-ouest a, de facto, modifié les formes de conflictualité dans le monde, les normes humanitaires n’ont empêché, avant 1991, ni les massacres coloniaux, ni les souffrances des civils pendant les guerres du Corée ou du Vietnam, ni la Nakba ou la mise en place d’un régime d’apartheid en Palestine en 67. Encadrer la guerre est en partie une utopie. R. Brauman a raison quand il dit que « laisser entendre que la guerre peut être « civilisée » par le droit, c’est ignorer les réalités politiques » : la nature de la guerre est de n’avoir d’autres freins que l’intérêt des États qui la mènent. Reste que le droit humanitaire est utile, ne serait-ce que parce qu’il permet, parfois difficilement, l’intervention des humanitaires et parce que les États les plus barbares, en feignant de le respecter, atténuent parfois leurs coups.

Inappliqué, ce droit est, de plus, imparfait : son application aux conflits internes est mal reconnue et compliquée (il peut être plus difficile de distinguer combattants et civils) ; il est ancien et mal adapté à certaines formes nouvelles de guerre, comme le terrorisme, ce qui a permis aux Etats-Unis de s’en dégager totalement en emprisonnant et en torturant des civils sans preuves et sans juge, au nom d’une lutte supérieure pour la protection de la patrie, et à la France de refuser le rapatriement de ses ressortissants (y compris les enfants) retenus dans des camps en Syrie, dès lors que l’on pouvait soupçonner une adhésion djihadiste ; c’est de plus un droit toujours soumis à contestation et à débat et où les preuves sont difficiles à récolter. Dès lors qu’un hôpital ou une école peuvent être des cibles militaires légitimes s’ils facilitent les opérations des combattants de l’autre camp, qui pourra vérifier, dans un pays en guerre, que la justification d’un bombardement est réelle ou imaginaire ? L’assimilation volontaire des civils et des combattants (les Gazaouis sont « des animaux » a dit un ministre d’Israël après les massacres du 7 octobre, rendant ainsi responsable une population entière des crimes commis) fait le reste.

Ce droit peut de plus, comme tous les accords internationaux, être assorti par les États de mille « réserves », comme on le voit dans le droit français de la compétence universelle : en France, le monopole des poursuites est, en ce domaine, confié au Parquet (ni la victime ni une association ne peuvent agir), aveu clair que l’État veut garder un œil sur l’opportunité des poursuites ; celles-ci ne peuvent être engagées que si la personne accusée de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité a sa résidence habituelle en France ; les faits doivent être punissables dans le droit pénal du pays où ils ont été commis, exigence peu compréhensible quand c’est une dictature qui a permis le crime ou que le droit du pays concerné est simplement muet sur ce point  ; enfin la personne doit être un agent agissant au nom de l’État et il faut qu’aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l’extradition de la personne, ce qui n’est pas conforme au statut de la CPI qui, à l’inverse de ce que le droit français suggère, n’a droit de poursuite que si les États restent inactifs.

Certes, en France, deux arrêts du 12 mai 2023 de la Cour de cassation ont permis une interprétation souple de certaines de ces restrictions mais la loi, appliquée telle quelle, rendrait ineffective la compétence universelle en France.

C’est presque déjà le cas : en juillet 2024, le mandat d’arrêt émis en France contre Bachar El Assad pour crimes contre l’humanité a pu ainsi être contesté en cassation par le parquet français, qui soutient que seule la CPI peut lever l’immunité d’un chef d’État…CPI que la Syrie (coup de chance !) ne reconnaît pas et qui n’est donc pas compétente pour juger les crimes contre l’humanité commis sur son sol. De l’art de protéger les criminels…

Quant au fonctionnement des cours de justice internationales, il n’a pas renforcé la crédibilité du droit international humanitaire. La Cour pénale internationale a été accusée d’être instrumentalisée par les États, notamment dans la sélection des dossiers de poursuites. Certains dysfonctionnements (des acquittements peu compréhensibles) ont terni sa réputation. Surtout, sa compétence est restreinte (la personne incriminée doit être ressortissante d’un État membre ou agir sur le territoire d’un État membre) et de ce fait, bien des cas sont quasi certains d’échapper à tout risque de poursuite, sauf, il est vrai, si certains pays font jouer leur compétence universelle. Ni la Russie, ni Israël ni les USA n’ont ratifié la convention créant la CPI : ils récusent de ce fait la validité de ses décisions. La Cour n’a d’ailleurs aucun moyen de faire exécuter celles-ci. Or, s’il n’existe aucune chance de procès, l’intérêt d’émettre un mandat d’arrêt contre V. Poutine, les dirigeants du Hamas, le Premier ministre d’Israël ou le ministre de la guerre d’Israël paraît bien limité. Seule, une réforme du traité qui a institué la CPI lui permettrait d’être plus efficace (il faudrait au minimum lui permettre d’engager un procès « par contumace », en l’absence de l’accusé) mais personne ne le souhaite.

La Cour internationale de justice est davantage respectée mais tout aussi impuissante. Il existe, a-t-elle dit, un risque de génocide à Gaza et il faut laisser entrer l’aide humanitaire.  And so what ? répondent Israël et les pays qui l’arment.

Il est vrai que le système international tout entier est en déshérence : la résolution 2728 du Conseil de sécurité de mars 2024 exige un cessez le feu à Gaza et la libération des otages. Or, toutes les résolutions du Conseil sont obligatoires. Celle-ci l’est mais, comme d’autres avant elle qui condamnaient Israël, n’a pas été appliquée.

Une décision de justice, quand elle se réduit à affirmer les valeurs inscrites dans le droit, n’a qu’une valeur : la stigmatisation des pays qui la récusent.

L’avis récemment émis par la CIJ sur l’illégalité de l’occupation israélienne, à défaut d’être coercitif, n’a qu’une portée morale et donc qu’une portée politique : la Cour, en charge de dire le vrai, l’a simplement dit. Elle a étayé sa position en décrivant tous les aspects de la colonisation subie par les palestiniens ainsi que les politiques discriminatoires menées à leur endroit. Sa lecture est déshonorante pour tous les États qui soutiennent cette politique israélienne et pour ceux qui refusent de s’impliquer. Dans un monde de cynisme et de cruauté, c’est peu. Personne ne pourra dire qu’il ne savait pas et  c’est déjà ça.

Pergama, le 19 août 2024

[1] A noter qu’en principe, le DIH distingue conflits internationaux et conflits armés internes : seul un article commun aux diverses conventions de Genève concerne explicitement ces derniers, article qui tend à protéger les non combattants. Toutefois, désormais, en théorie, par droit coutumier, nombre de principes applicables aux conflits internationaux ont été étendus aux conflits internes.