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N’avons-nous rien vu venir?

Dimanche 7 juillet, le Rassemblement national enverra à l’Assemblée nationale un nombre important de députés, sans doute plus de 200, auxquels s’ajouteront les députés Les Républicains qui ont fait alliance avec lui. Si la stratégie de retrait des candidats arrivés en troisième position définie par les partis de gauche en cas de triangulaire s’applique effectivement, le RN n’aura pas la majorité absolue (279 députés) : mais rien n’est certain. Sur la conception de la nation et de la souveraineté, sur l’acceptation ou le rejet du racisme et sur l’accueil de l’étranger, sur la vision de l’histoire et de la culture, sur l’exercice de l’autorité et les objectifs du maintien de l’ordre, sur l’Europe, sur les alliances internationales et l’application du droit en ce domaine et surtout sur la conception de la démocratie, le conflit est patent entre une partie de la France et ceux qui ont choisi le Rassemblement national, avec une ligne de partage désormais presque à moitié moitié si l’on ne tient compte que des convaincus. Il est vrai que les tenants du Rassemblement national mettent en avant d’autres thèmes, plus quotidiens, que l’on a davantage de mal à récuser, difficulté à vivre, déclassement, sentiment d’assignation à résidence dans certains territoires, altération de la qualité des services publics, transports, santé ou éducation, dégradation de la vie au travail. Pour autant, comme le montre l’étude récente du politiste Félicien Faury, Des électeurs ordinaires, enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil 2024), les électeurs du Rassemblement national entremêlent étroitement le racisme, qui est leur caractéristique de base, et les thèmes socio-économiques, imputant aux minorités raciales les difficultés ressenties en termes de logement, d’éducation, d’accès aux soins, de pouvoir d’achat, ainsi que le poids d’une fiscalité jugée trop lourde et la peur de leur propre déclassement. L’injustice de l’État serait « racialisée », puisqu’il est accusé d’accorder des aides sociales aux étrangers tout en les refusant aux nationaux, pourtant plus « méritants », de tolérer la violence des banlieues alors que les écarts des Français de souche seraient davantage sanctionnés.

Les chiffres auraient dû nous alerter depuis longtemps. Avec 9,4 millions de voix au premier tour des législatives 2024 (auxquelles il faut ajouter 1,2 million de voix obtenues par ses alliés), le Rassemblement national a, selon tous les politistes, progressé de manière décisive. C’est vrai en comparaison des législatives précédentes (en 2017 et en 2022, avec respectivement 3 et 4,3 millions de voix au premier tour) :  mais le taux d’abstention oscillait alors entre 51 et 57 %, dans un contexte post-présidentielles peu favorable à la mobilisation. Aux présidentielles 2017, avec une abstention comprise entre 22,2 et 25,5 %, Marine Le Pen a obtenu 7,7 millions de voix au premier tour et 10,6 au second. Aux présidentielles 2022, avec une abstention entre 26 et 28 %, elle a obtenu 8,1 puis 13,3 millions.

On n’a pas lu avec suffisamment d’attention les résultats de l’enquête Fractures sociales de septembre 2023 : 82 % des Français considérant que le pays est en déclin ; montée de la colère dans toutes les catégories sociales ; sentiment de vivre dans une société violente (à 91 %) et dont la violence augmente (88 %) ; ambivalence sur le rôle de la population à l’égard des mesures sur le changement climatique ;  appréciation positive sur la capacité du RN à gouverner (44 %, en forte progression) ; enfin demande d’un pouvoir fort (82 %) et désamour envers la démocratie (35 % des Français pensent qu’un autre régime serait possible).

 Qui est responsable ? Sans doute les dirigeants du Rassemblement national, qui font leur beurre de ces ressentiments et de cette volonté de revanche.

Davantage encore les hommes qui ont occupé le pouvoir depuis 20 ans, ont encouragé ce rejet des minorités et n’ont jamais mené les politiques publiques capables de renverser ces démonstrations.

L’effondrement des partis et des idéaux politiques a joué depuis 20 ans, avec l’aversion envers les populations immigrées, bruit de fond permanent des discours et des lois

L’on pourrait remonter à l’exploitation par Jacques Chirac, lors des présidentielles de 2002, du thème de l’insécurité, qui fait florès aujourd’hui même dans des territoires tranquilles. Restons-en à Nicolas Sarkozy : affirmation du droit des États à décider qui s’installe sur leur territoire, ce qui revient à contester le droit international et les traités signés par la France ; rapprochement constant entre l’insécurité, la délinquance et l’immigration ; référence à un modèle de civilisation occidentale à protéger et engagement, au demeurant sans aucun succès, à diminuer drastiquement l’immigration en la sélectionnant. Qui s’est offusqué, lors de la campagne présidentielle de 2012, du projet de diminution des droits sociaux des immigrés, de la connotation lourdement négative des évocations de l’Islam, de la critique des accords de Schengen parce qu’ils permettaient la libre circulation des étrangers « dangereux » avec en filigrane le droit à fermer ses frontières ? Qui n’a pas trouvé drôle de comparer les migrants à une submersion ?

Le principal parti de la droite « de gouvernement » a alors peu à peu perdu son identité politique. Une étude d’Ipsos (Comprendre le vote des Français, 2012) montre que 70 % des électeurs de l’UMP étaient, dès cette époque, favorables à un accord de désistement avec le Front national. La pensée profonde qui a réuni depuis lors la droite et la droite extrême est que la France traverse une crise morale et perd son identité : l’essentiel devient de revivifier le sentiment d’appartenance à la communauté nationale pour lutter contre le déclin et de restaurer l’autorité et l’ordre, par la contrainte si nécessaire. Quand l’UMP deviendra les Républicains, en 2015, son aile droite est déjà sur les positions du Front national de l’époque. Lors de la campagne présidentielle de 2022, LR et sa candidate évoqueront, sans en tirer au demeurant le moindre profit électoral, des thématiques identitaires, en employant des termes (« Le grand remplacement », « Les Français de papier ») qui n’étaient jusqu’alors utilisés que par l’extrême droite, tout en se défendant, avec une hypocrisie renversante, de reprendre les thèmes du Rassemblement National dans l’espoir absurde de siphonner ses voix.

Quant au quinquennat Hollande, il verra l’effondrement de la gauche traditionnelle, sachant, il est vrai, que le parti socialiste était idéologiquement moribond depuis longtemps. Incapable de mettre fin à l’état d’urgence décrété en 2015, un Président de gauche a admis les intolérables atteintes aux libertés individuelles qui en ont résulté. 9 lois antiterroristes ont été adoptées et le droit pénal a été durci, avec des incriminations qui se sont dangereusement rapproché de l’intention plus que de l’agir, dont le Conseil constitutionnel a dû corriger certaines dérives. Enfin, après la crise migratoire de 2015, au moment où certaines valeurs humanistes auraient dû être réaffirmées, la France a approuvé les décisions de l’Union tendant à un cadenassage européen anti-migrations : accord de 2016 avec la Turquie pour retenir les migrants (d’autres seront passés plus tard avec la Lybie ou la Tunisie, qui violentent et torturent), réforme en 2016 de l’Agence Frontex qui deviendra peu à peu une agence de blocage des frontières et de refoulement, enfermement des migrants dans des camps. A Calais, le pouvoir hollandais a traqué et gazé des demandeurs d’asile, coupé les points d’eau, empêché la distribution des repas.  Le parti socialiste, moribond, ne se remettra pas de telles pratiques. E. Macron lui a ensuite porté le coup de grâce. La gauche n’existera plus dès lors que sous une forme caricaturale, la France insoumise, proche du populiste voire de certaines dictatures, sans vie démocratique interne, qui présuppose l’adhésion des sympathisants à un corpus doctrinaire imposé par le chef et jamais débattu. La « décomposition » provoquée par l’élection présidentielle de 2017 ne s’est accompagnée d’aucune « recomposition », pour reprendre le titre d’une note de mai 2021 de la Fondation Jean Jaurès. Aujourd’hui pourtant, la gauche voudrait revivre…

En 2017, habillé du vague terme de « progressisme », le pouvoir est devenu tout simplement personnel, sans référence à des valeurs, sans réflexion politique collective, en Marche n’étant qu’un mouvement sans responsabilité propre ni ancrage local : là aussi, le chef décide de tout.

Élu sur une image d’ouverture, d’énergie et de dépassement des clivages, le Président Macron a théorisé l’effacement des corps intermédiaires, la verticalité du pouvoir, la promotion de la seule réussite économique, la réduction des impôts des entreprises et des riches. Le pays y a vu, à juste titre, une arrogance sociale : le Président se comporte comme le représentant des élites. E. Macron est, surtout, pleinement, un technocrate : il est persuadé de savoir ce qu’il faut faire et ne s’intéresse pas au pays. Il n’a donc rien compris au mouvement des Gilets jaunes, réprimé de façon étonnamment violente, ni rien tiré du Grand débat, qui apparaît ex post comme une manipulation. Son arrogance le prive même de bon sens : malgré l’alerte des législatives 2022, il a imposé de manière cassante des réformes impopulaires et la dissolution de 2024 montre, de manière éclatante, une sorte d’autisme.

L’ambition d’E. Macron était de se conforter en installant un face-à-face avec le Rassemblement national. Comme la droite, il a cru pouvoir dominer en reprenant les thèmes de celui-ci et en montrant sa dureté sur l’immigration : la loi du 20 mars 2018 prévoit la mise en rétention des demandeurs d’asile « dublinés », égarés dans un labyrinthe réglementaire où personne, ni le pays de première arrivée, ni la France, ne veut les accueillir et où les gouvernants jouent au ping-pong avec des destinées humaines. Que dire, sinon que, depuis 1980, 16 lois ont modifié les conditions d’entrée et de séjour des étrangers et les conditions de l’asile, se succédant sans même attendre l’évaluation, ni parfois la mise en œuvre, de la loi précédente ? Par la suite, le pouvoir a réduit le droit des demandeurs d’asile à l’aide médicale d’État, organisé des refoulements illégaux aux frontières, puis organisé l’impossibilité des immigrés installés régulièrement d’obtenir des RV en préfecture pour renouveler leurs titres. Enfin, la loi contre le séparatisme du 24 août 2021 assimile, pour l’Islam, pratiques religieuses rigoristes, terrorisme et complot contre l’État. Comme N. Sarkozy, E. Macron a encouragé l’obsession contre l’immigration et l’Islam.

Le second mandat a été encore plus radical : flirt avec la presse populiste, projet de loi immigration appliquant la préférence nationale au mépris de la Constitution, tentative pour recréer des filières de niveau au collège, insistance sur l’autorité, abandon rapide des objectifs écologiques lors du mouvement des agriculteurs. Comme ses prédécesseurs, E. Macron a cru qu’en appliquant le programme de ses adversaires, il en serait le vainqueur. On voit le résultat.

En outre, au-delà de l’effondrement de la réflexion politique et du rejet des immigrés, les responsables ont mené des politiques publiques chaotiques, sans apporter de réponse aux crises émergentes, ce qui a fait le miel de l’extrême droite qui exploite la théorie du bouc émissaire : difficulté des services publics de soin, d’éducation, de justice ; crise du logement ; crise du sens du travail ; déclassement des enseignants, des juges, des agriculteurs, des classes moyennes, qui ont perdu la fierté de leur profession ; sentiment de ne pas participer à la vie démocratique du pays ; angoisse du dérèglement climatique paradoxalement associée au refus des contraintes de la lutte contre le réchauffement, comme si c’était aux autres, entreprises ou État, d’agir seuls.

Comme ses prédécesseurs, E. Macron a donné sans cesse le sentiment de surfer sur ces questions difficiles sans vraiment les résoudre. Comme N. Sarkozy ou F. Hollande, E. Macron affirme être écologiste sans l’être. En outre, il prétend valoriser le travail mais il reste indifférent au partage de la valeur ajoutée et à la pénibilité, affirme être proche des agriculteurs tout en les emmenant dans le mur, se déclare désireux d’améliorer l’éducation et la santé mais sans moyens et sans vraie réforme, se dit favorable aux femmes tout en soutenant Depardieu : il reste incapable d’une parole sincère, chaleureuse et humaniste. Un tel pouvoir ne peut pas résoudre les questions où les dissensions du pays sont trop fortes (c’est bien évidemment le cas de l’immigration), surtout quand il choisit de les attiser. C’est pourtant l’essence même du métier politique que de se saisir de questions complexes et clivantes (la mixité sociale, l’éducation dans les zones défavorisées, l’insertion des migrants, la transformation de l’agriculture, la lutte contre le dérèglement climatique) et de parvenir à débloquer le pays, en s’appuyant le plus possible sur le dialogue et en abandonnant des positions idéologiques factices.

 

Pas plus qu’E. Macron, le Rassemblement national ne répondra à aucune des crises existantes : il refuse toute contrainte écologique et mettra à mal les finances publiques et la redistribution par des baisses d’impôt et de cotisations très larges ; comment mettre en place une préférence nationale contrainte à la Constitution ? Une réorganisation des collèges qui se heurtera à l’hostilité d’une partie des enseignants ? Comment répondre au sentiment d’abandon de certains territoires, ce qui nécessiterait une politique de longue haleine et des décisions couteuses ? S’il arrive au pouvoir, le Rassemblement national va d’abord aviver les tensions, fanfaronner sur l’autorité, exclure les étrangers voire les chasser, définir une politique pénale répressive à l’encontre de toute réinsertion, encourager la désinformation. Il sera ambigu avec les dictatures ou les démocraties « illibérales ». Il expliquera ensuite que l’Europe, les marchés, le système lui lient les mains et l’empêchent de mener des politiques économiques efficaces.

Et les autres forces politiques qui se déshonorent depuis 20 ans, quelles réponses proposent-elles ? Comment renouveler l’offre politique qui nous a menés dans l’impasse ? Si nous n’apportons pas de réponse à ces questions, le Rassemblement national sera une menace de long terme.

Pergama, le 5 juillet 2024