Quel avenir pour la gauche?

Le bourbier
30 septembre 2024

Quel avenir pour la gauche?

Depuis quelques semaines, avec les rencontres organisées à Bram, dans l’Aude, et à La Réole en Gironde, le camp social-démocrate affiche sa volonté de se réorganiser pour peser davantage. De fait, la gauche dite « modérée » est faible aujourd’hui : alors qu’en 1981, la gauche dominée par les socialistes était majoritaire (54 % des voix au premier tour des législatives de 1981), les partis de gauche (si l’on met LFI à part) ne recueillent que 17,5 % des voix au premier tour des législatives 2024 et le parti socialiste lui-même moins de 9 %.

Dans un récent article François Hollande, encore un effort ! la revue numérique Telos souligne les contradictions de F. Hollande, qui entend être un acteur de ce renouveau : tantôt celui-ci se réfère, pour gagner, à la nécessité d’une « union de la gauche » intégrant les Insoumis, tantôt il condamne la gauche radicale et prône l’élargissement des forces socialistes, prenant même l’exemple de l’Allemagne où l’alliance intégrait des libéraux. Selon Télos, dans un contexte qui n’est plus bipartisan mais comporte de multiples  composantes, l’avenir de la gauche appartient à des coalitions parlementaires larges allant jusqu’au centre.

La question de Telos est à la fois bien et mal posée. Il a raison sur l’impasse de l’alliance des sociaux-démocrates avec LFI : c’est moins la radicalité du programme LFI qui coince (malgré de fortes divergences sur l’Europe ou sur l’Ukraine) que la conception que ce parti a de la démocratie. Alors que le choix majeur des sociaux-démocrates est de s’inscrire dans le respect des processus démocratiques et de l’État de droit, le fonctionnement de LFI n’est pas démocratique, pas plus que sa stratégie de conquête du pouvoir. Même si ce parti participe aux élections, il prône à terme « la révolte et le soulèvement du peuple », la brutalisation des rapports, le mépris des contre-pouvoirs, l’encouragement systématique des tensions et de la colère ainsi qu’un grand cynisme sur les moyens, toutes méthodes qui relèvent du populisme et décrédibilisent la gauche.

Mais le renouveau d’une gauche qui se réclame de la social-démocratie ne tiendra pas à une question d’alliance. Il dépend d’un aggiornamento fondamental que les vieux leaders comme F. Hollande ne sont sans doute pas les mieux placés pour conduire.

Une social-démocratie moribonde, chacun en convient

 Le mouvement social-démocrate est difficile à définir parce qu’il a connu plusieurs visages dans l’histoire.  Il se définit historiquement comme la recherche d’une voie moyenne entre le capitalisme et le socialisme marxiste, contestant le capitalisme tout en l’aménageant, en refusant la violence et en préservant le libéralisme politique. Dans son article L’état du socialisme européen (in L’Économie politique, 2017), A. Bergougnioux souligne que 1945 marque une césure, avec l’avènement d’un nouveau modèle social-démocrate, attaché à l’état de droit, ambitionnant de concilier libéralisme économique et justice sociale, à l’écoute des principes keynésiens et favorables à une redistribution au bénéfice des plus défavorisés. La social-démocratie existe alors sur le fondement de compromis, entre les intérêts des travailleurs et ceux du capital (droit du travail et cogestion de la protection sociale) et entre l’État et le marché (place de la loi qui protège, importance de l’impôt redistributif).  Les pays sociaux-démocrates se sont différenciés en laissant plus ou moins de place à la loi (en France, le droit du travail est un droit largement étatique, alors que dans les pays du nord, son élaboration est davantage confiée aux partenaires sociaux) et par une protection sociale universelle ou catégorielle.  Peu importe ici.

Progressivement, à partir des années 80, le modèle a perdu sa force sous les coups de la vague néo-libérale liée à la mondialisation.  Son affaiblissement électoral a été plus tardif (dans les années 2000), irrégulier, avec des à-coups : la social-démocratie s’est alors globalement affaiblie partout en Europe, même si F. Hollande a, malgré tout, été élu en France en 2012 et si, dans les pays du nord, les partis sociaux-démocrates sont revenus au gouvernement, dans les années 2010 ou 2020, mais souvent au sein de coalitions. En France, dès le premier septennat de F. Mitterrand, les socialistes ont accepté les contraintes de la mondialisation et le retrait de l’État : renoncement aux politiques industrielles volontaristes, abandon du contrôle des prix, allégement de l’encadrement du crédit, autorisation donnée aux établissements de crédit de mener des opérations financières, ce qui permettra aux entreprises de se financer directement sur les marchés et facilitera l’internationalisation de leur capital. Sur le modèle dominant de l’époque, la France est entrée dans une ère de déréglementation. C’est alors qu’ont émergé, dans le système social, des préoccupations gestionnaires : institution du budget global à l’hôpital soumis à « un taux directeur » étranger aux besoins de soin, restriction du numerus clausus des étudiants en médecine, réforme de l’assurance chômage.

Par la suite, la construction de l’Europe n’a pas renforcé la social-démocratie, au contraire, même si elle y était favorable : c’est une Europe libérale qui a prévalu.

Dans l’article précité, A. Bergougnioux souligne à juste titre que l’affaiblissement du modèle social-démocrate n’est pas lié seulement à des causes économiques : la désindustrialisation a affaibli les syndicats puis les partis, ce qui a altéré l’importance du « collectif » et renforcé l’individualisme, au demeurant prôné, avec l’acceptation des changements et de la mobilité, par les thuriféraires du libéralisme. Les crises économiques ont ensuite ébranlé les ressources financières des États, accentué les inégalités, créé des difficultés d’insertion par classes d’âge ou qualification, affaibli certains territoires.

L’on pense souvent que c’est le quinquennat Hollande qui, en France, a tué la social-démocratie. Un bilan très sévère de la Fondation Jean Jaurès, proche du parti socialiste, Retour sur un quinquennat anormal, parle de trahison des engagements, évoque les évolutions erratiques de la fiscalité, les réductions de charges accordées aux entreprises sans résultats tangibles, le projet, jugé trop favorable aux intérêts patronaux, d’évolution du dialogue social et du droit du travail, la proposition inconsidérée de déchéance de la nationalité pour terrorisme. Il faudrait ajouter l’acceptation de lois anti-terroristes attentatoires aux libertés et surtout destinées à rassurer l’opinion, l’indifférence aux questions environnementales et de transition énergétique, le silence sur la question migratoire (quitte à esquiver au mieux l’accueil des réfugiés lors de la crise de 2015), l’incapacité à réformer véritablement l’école et la politique agricole (malgré des efforts). Le compromis est devenu mollesse.

Lionel Jospin, dans son ouvrage Un temps troublé (Seuil 2020), évoquant la « politique de l’offre » du Président, y voit la cause de la « désagrégation de l’identité politique du Parti socialiste ». En 2016, le leader des frondeurs qui se sont opposés à lui a gagné la primaire socialiste parce qu’il a présenté le programme le plus en rupture avec les choix opérés jusqu’alors, mais il s’est révélé incapable, au fil de la campagne, de maintenir rassemblé un électorat socialiste très diversifié. Il obtiendra 6,4 % des voix aux élections présidentielles de 2017. A celles de 2022, la candidate officielle du parti socialiste recueillera 1,7 % des suffrages.

En réalité, F. Hollande n’est pas seul responsable :  depuis longtemps, la ligne idéologique du parti socialiste n’était ni claire ni partagée. Le parti, vermoulu, n’était qu’un marchepied pour les ambitieux et ne produisait plus d’idées neuves depuis longtemps.

La dérive droitière du macronisme, sur fond d’une défiance de plus en plus marquée envers le politique et la montée corrélative de l’extrême-droite  

On a pu croire, un temps, qu’E. Macron, qui a réuni sur son nom, au premier tour des élections présidentielles de 2017, presque la moitié des votes des électeurs de F. Hollande en 2012, prendrait le relais de la social-démocratie, au nom de cette « troisième voie » socialiste qui, avec G. Schröeder en Allemagne et T. Blair en Angleterre, ont voulu sauver la social-démocratie en la transformant. Selon ces leaders, la première mission de l’État est de favoriser la croissance et de créer un environnement favorable aux entreprises. Ils jugeaient peu évitables les mutations du travail et la précarisation des salariés. La réduction des inégalités restait leur objectif mais, le plus possible, grâce à l’éducation et à l’effort individuel, moins au droit du travail ou à une redistribution inconditionnelle : l’efficacité des politiques sociales, soupçonnées d’être excessivement dispendieuses, était alors recherchée.

De fait, les électeurs de gauche qui ont voté Macron en 2017 relevaient d’un électorat socialement homogène, urbain, aisé, diplômé, que ces choix politiques ne rebutaient pas. Ils ont vu en E. Macron un rénovateur capable de dominer des clivages archaïques et d’adapter la politique économique à un monde compétitif en aidant les entreprises mais aussi en améliorant les compétences.

La dérive du macronisme vers la droite, claire dès le premier quinquennat, a sans doute contribué, dès 2022, à réduire le nombre des soutiens de gauche : pour autant, 29 % des électeurs proches du parti socialiste ont voté E. Macron dès le premier tour des présidentielles. Quant aux législatives 2024, dès lors que de 20 à à 43 % des électeurs des partis ont voté non pas par choix mais pour faire barrage (cf. les analyses du CEVIPOF), le vote du second tour n’est pas décryptable.

Toutefois, si, comme le pensent nombre de politistes, le macronisme est mort aujourd’hui, cette mort ne s’explique pas, ou pas seulement, par la défection des supporters venus de la gauche. Les choix politiques du macronisme sont en cause : la mondialisation et « l’ouverture » sont en crise et les pays sont désormais à la recherche de modèles qui les ébranlent moins, économiquement et culturellement. Au-delà, Pierre Rosanvallon explique le désamour par d’autres causes : une société, dit-il, ne se réduit pas à un taux de croissance, à l’amélioration des statistiques de chômage et à la promotion de l’entreprenariat. Elle a besoin de compréhension, de cohésion et de sens, ce qui a manqué. La rénovation politique d’E. Macron n’a pas convaincu ni été efficace. Elle portait sur l’amoindrissement des corps intermédiaires et le refus des contre-pouvoirs, le président étant seul à incarner la Nation, ainsi que sur l’obsolescence du clivage gauche-droite au profit d’un clivage progressistes / conservateurs emprunté à J. Attali. Or, les législatives 2024 ont renforcé l’ importance des partis et l’on regrette plutôt leur impuissance  à gérer la crise actuelle ; les syndicats, affaiblis, restent bien présents et l’on ressent un besoin aigu de dialogue social ; le Président de la République, qui se voulait un Jupiter, est critiqué pour son arrogance et son incapacité à faire vivre le débat ; le clivage droite-gauche est resté vivant ; surtout, les « progressistes » au pouvoir ont été impuissants à contrer la montée du Rassemblement national contrairement aux promesses faites. La volonté des sociaux-démocrates de retrouver un mouvement fort doit tenir compte de ce contexte.

De plus, il y a depuis des années un éléphant dans la pièce : le Rassemblement national et son programme foutraque, incohérent, illusoire, discriminatoire et contraire à l’état de droit et aux droits humains, mais qui réunit un tiers des voix et qui est, aux yeux de ses électeurs, le défenseur des mécontents, de « ceux qui ne s’en sortent pas » ou de ceux qui se sentent délaissés par un pouvoir gestionnaire et technocratique et qui se sentent rabaissés par l’immigration. Relisons le constat du Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF de février 2024 : l’état d’esprit de la population est dominé par la méfiance (38 %), la lassitude (36 %), la morosité (26 %). 30 % seulement des Français ont confiance dans les institutions politiques, 68 % pensent que la démocratie ne se porte pas bien, 81 % que les responsables politiques ne prennent pas ou peu en compte leur avis et 68 % qu’ils sont corrompus. Ces chiffres sont à mettre en regard de la montée de l’extrême-droite.

Que faire pour faire renaître la social-démocratie ?  

 Certainement pas commencer par se poser la question des alliances pour choisir le centre plutôt que LFI, comme le suggère Telos. L’alliance des partis de gauche avec LFI ne tient que parce que le mode de scrutin actuel aux législatives défavorise les petits partis et les obligent à des alliances s’ils veulent être représentés. Cette alliance éclatera tôt ou tard : le mieux serait la mise en place d’une forme de proportionnelle qui lève cette contrainte.  Quant au « centre », il n’existe plus vraiment et ne se tournera pas vers la gauche. Le groupe « Ensemble » et ses alliés se confondent avec une droite elle-même très divisée, malgré des tiraillements qui tiennent aux ambitions personnelles. Les « coalitions » ne sont pas la clef : ce qui l’est, c’est de rompre avec les pratiques politiques traditionnelles, celles qui ont conduit à cette situation.

Il ne faut pas non plus penser que la gauche n’existe plus. Chez les jeunes, elle existe, parmi les abstentionnistes qui se détournent du politique, par dégoût. Certes, dans les enquêtes (et notamment dans l’enquête CEVIPOF précitée), le pourcentage de ceux qui se classent à gauche (en dehors des extrêmes) est de 22 %, inférieur à ceux qui se classent à droite (27 %), là aussi en dehors de l’extrême droite, tandis que le pourcentage de ceux qui choisissent le centre est de 15 %. Mais le politiste V. Tiberj explique que si moins en moins de citoyens se définissent par cette étiquette de gauche, ce n’est pas par rejet des valeurs de gauche mais parce qu’ils ne se reconnaissent plus dans les partis actuels. De fait, dans l’enquête CEVIPOF, 23 % des répondants refusent de se classer politiquement, comme si la référence aux partis ne les définissait pas. Parallèlement, les valeurs de la gauche continuent à dominer : dans cette même enquête, 57 % des Français sont favorables, pour réduire les inégalités, à prendre aux riches pour donner aux pauvres.

L’urgence alors n’est pas de jouer sa partie sur un échiquier politique instable. Elle n’est pas non plus institutionnelle, même s’il sera nécessaire de s’interroger sur les limites du pouvoir présidentiel. Elle est de rétablir la confiance envers le politique. La première urgence est donc de proposer d’autres modalités de fonctionnement des partis et des institutions, plus transparentes, plus ouvertes, plus accessibles aux demandes des citoyens, qu’il s’agisse des conventions citoyennes, du recours aux référendums ou de l’information sur la mise en oeuvre des chantiers politiques. Il faut que le pays retrouve un langage commun et le sentiment d’un destin commun. C’est avec cet esprit d’ouverture qu’un parti de gauche doit construire son programme. C’est un changement : jusqu’à présent, les sociaux-démocrates ont été réticents devant les formes démocratiques nouvelles et ils ont privilégié la traditionnelle démocratie représentative, réservant aux élus, en leur sein, la place essentielle. Cela doit changer.

De même, sur le fond, les partis socio-démocrates ont toujours privilégié certains thèmes presque sacrés, l’État et la loi, règle universelle assimilée à l’égalité, l’école, synonyme de progrès, à laquelle il ne faut guère toucher, la laïcité comme aspiration à un monde de neutralité, la redistribution, synonyme de justice. Or, ces thèmes suscitent des débats et parfois des tensions : il faut donc parler immigration, identité nationale, place et sens du travail, conception de la sécurité et du maintien de l’ordre, signification de la sanction pénale,  ampleur des redistributions et examen de leur équité, gestion des crises financières et des finances sociales, fonctionnement dispendieux de la santé, résultats décevants de l’école, inégalités territoriales persistantes, place, marginale ou centrale, de la transition énergétique et des aides publiques en ce domaine, reconstruction d’un système fiscal juste et efficace.

Nous avons désespérément besoin d’une société politique nouvelle, fondée sur le dialogue, le débat, les choix urgents, qui tiennent compte des questions d’aujourd’hui. Si nous ne la construisons pas, nous aurons, à la place, un populisme injuste, cruel et désordonné. Dans l’état actuel du paysage, ce n’est pas gagné.

Pergama, 14 octobre 2024