Télégram, plate-forme de criminalité organisée?

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Télégram, plate-forme de criminalité organisée?

Ce qui frappe, dans la garde à vue et la mise en examen de Pavel Durov, PDG de Télégram, c’est l’incompréhension qui a d’abord régné sur les motifs de son interpellation. Une telle arrestation ne pouvait se justifier, a-t-on pensé au départ, que par une interprétation stricte de la responsabilité des plates-formes sur les propos qui y sont tenus : c’est bien en ce sens qu’ont été les commentaires d’Ellon Musk, appelant au respect de la liberté d’expression et assimilant à une censure l’obligation de modération des communications. La confusion de départ a été alimentée par le communiqué de l’entreprise, assurant qu’elle respectait la réglementation européenne et qu’il était « absurde de considérer qu’une plateforme ou son propriétaire sont responsables des abus commis dessus ».

Or, à lire le communiqué publié par la Procureure du Tribunal judiciaire de Paris, la garde à vue puis la mise en examen de Pavel Durov résultent de l’incrimination pénale du PDG lui-même, pour complicités de divers crimes et délits (offre de produits stupéfiants, production d’images pédopornographiques, mise à disposition d’outils permettant de porter atteinte à un traitement de données, escroquerie en bande organisée…) ainsi que pour le refus de communiquer aux autorités habilitées les informations ou documents nécessaires pour la conduite de leurs enquêtes. On est loin de la question de l’application des textes européens, les autorités européennes ne mettant en cause, pour insuffisance de modération ou de transparence ou absence de protection des données personnelles, que des entreprises et pas leurs dirigeants. La Commission européenne a d’ailleurs rapidement précisé que l’interpellation de Pavel Durov n’avait rien à voir avec le « Digital social act » et que « les poursuites pénales ne font pas partie des sanctions potentielles en cas de violation de la loi sur les services numériques ».

 De fait, les incriminations sont, en l’occurrence, bien plus graves : elles concernent cependant toutes les plates-formes, car elles leur rappellent leurs obligations à l’égard des autorités publiques et alertent leurs dirigeants sur une possibilité qui pouvait naguère paraître impensable, la mise en examen de leurs responsables.

 Cela dit, le cas de Télégram et de son PDG paraissent spécifiques.

D’abord, l’on comprend des incriminations que Télégram n’est pas simplement une messagerie. C’est aussi une plate-forme, où l’on peut entrer dans « un canal », librement si celui-ci est public, sur invitation s’il s’agit d’un canal privé. Ces canaux d’échange peuvent regrouper un grand nombre de personnes ou au contraire être plus réduits. Ensuite, l’on comprend que les échanges ne sont pas nécessairement cryptés et que leur contenu est donc largement accessible aux responsables du réseau (et, sur demande, dans le cadre notamment d’une enquête criminelle, à la police).

Ensuite, l’incrimination implique que la plate-forme a été utilisée pour des actions criminelles :

c’est apparemment un secret de polichinelle. On trouve des articles de presse sur le net selon lesquels « Télégram laisse des dealers de drogue détourner une fonction très simple (un bouton « à proximité ») pour trouver des clients » (1921), article qui note aussi que des offres nombreuses de la plateforme correspondent manifestement à des escroqueries. D’autres sont des ventes délictueuses : « Sexe, drogue et cartes bancaires prépayées…Sur la messagerie sécurisée Telegram, des arnaques à portée de clic », titrait un autre site d’information, cette même année, tandis qu’un autre, en 2023, évoquait la vente de kits de piratage en libre-service. Le Monde affirmait le 20 août (« Comment Télégram a laissé prospérer des contenus pédo-criminels ») que la plate-forme n’était pas seule dans ce cas mais que sa facilité d’utilisation et son absence de modération « en font un outil prisé pour la publication de toutes sortes de contenus illégaux ».

L’incrimination de Pavel Durov suppose aussi, non seulement que, averti, il n’aurait pas agi mais qu’il aurait explicitement refusé de renseigner les autorités qui cherchaient à compléter leur dossier d’enquête : apparemment, la plate-forme communiquait sur cette « garantie » et attirait les utilisateurs sur son réseau avec cet argument. C’est un refus de répondre aux réquisitions de la justice dans un dossier de pédo-criminalité qui aurait conduit à décider de son interpellation. Au demeurant, cela avait été le cas en Allemagne en 2022, également dans un dossier de pédo-criminalité : les autorités allemandes avaient alors choisi de menacer le réseau d’interdiction et Pavel  Durov lui-même avait fini par livrer l’information demandée.

Enfin, l’incrimination implique que Pavel Durov aurait participé activement et consciemment à la commission des crimes mentionnés. L’article 121-7 du Code pénal énonce qu’« est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui, sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation ». Pavel Durov n’aurait pas été un spectateur passif : pour être jugé complice, il doit avoir apporté son aide personnelle et protégé les criminels. C’est sans doute sur ce point que ses avocats tenteront de plaider, indiquant que Télégram fournissait un service qui a été détourné. En matière pénale, il n’y a pas de présomption de culpabilité et l’argument « il ne pouvait pas ne pas savoir » n’est pas accepté dans tous les cas.

Cela dit, compte tenu de la multiplicité des constats, Pavel Durov aura sans doute du mal à prouver son innocence.

Restent deux étonnements : comment a-t-on pu accorder à Pavel Durov en 2021, la nationalité française au titre de « l’étranger émérite », alors que la procédure, pour l’étranger ordinaire, prend des mois sinon des années, et implique une enquête tatillonne sur la situation professionnelle, la moralité, la vie privée, les croyances et l’adhésion aux valeurs de la République ? Alors même que des titres de presse présentaient sa plate-forme comme un lieu de criminalité organisée ? Deuxième étonnement, fallait-il que Pavel Durov ait un sentiment d’impunité absolu pour se promener, comme il le faisait, de pays en pays, sans jamais craindre une telle incrimination ? Les grands de ce monde se connaissent entre eux et s’épaulent sans réticence morale. Tout en déplorant dans leur communication politique le rôle des réseaux sociaux, ils laissent faire. En l’occurrence, la justice française a sans doute pris des risques mais elle sauve l’honneur.