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Dette publique : bien cerner le problème

Le dernier rapport de la Cour des comptes sur La situation et les perspectives des Finances publiques de juillet 2024 présente un constat de déploration ressemblant à tous ceux qui l’ont précédé. Le ton en est toutefois un peu plus incisif que d’habitude : de fait, en 2023, l’ampleur de la dégradation du déficit public, passé en un an de 4,8 à 5,5 points de PIB, a surpris jusqu’au gouvernement lui-même. La dette publique atteint désormais 3100 milliards, soit 700 millions de plus qu’avant la crise COVID et 110 points de PIB. Le budget 2024 à peine voté a subi un gel de crédits et la loi de programmation des finances publiques 2023-2027, péniblement adoptée en décembre 2023 grâce à l’article 49-3, dont la crédibilité était déjà très faible à l’origine (la France élabore des programmations financières auxquelles plus personne ne croit), n’en a plus eu aucune après ces révélations : le programme de stabilité envoyé au printemps 2024 à la Commission européenne rectifie donc nettement celui de 2023. Pour autant, selon l’avis du Haut conseil des finances publiques, qui prend acte de la révision à la baisse des prévisions de croissance et de la révision à la hausse du déficit public sur la période 2023-2027 contenues dans ce document, la croissance prévisionnelle y reste surestimée et les économies prévues (10 Mds sur 2024) ne correspondent pas à une stratégie claire, crédible et bien documentée.

 

Le débat sur la dégradation inattendue des finances publiques a été amplifié par la baisse de la note de la France, fin mai 2024, par l’agence Standard & Poor’s, par les interrogations sur le financement des programmes des différents partis lors de la campagne législative de juin 2024 et enfin par la décision (attendue et inévitable) de la Commission européenne, en juillet 2024, de placer la France en procédure de déficit excessif. Certes, la population se préoccupe assez peu de l’état des finances publiques (dans un sondage IPSOS de mars 2024, l’inquiétude sur ce sujet n’est mentionnée que par 22 % de la population, contre 58 % qui s’inquiètent du pouvoir d’achat et 42 % de la protection sociale). Mais le prochain gouvernement sera, quant à lui, obligé de s’en soucier. Mais comment le fera-t-il ?

Que dire aujourd’hui de cette question ?

D’abord, qu’il importe de bien en cerner les risques, dans un contexte de dramatisation où le parti Les Républicains ont entrepris au printemps 2024, pour attaquer le gouvernement Attal, d’instrumentaliser l’augmentation de la dette en la présentant comme une catastrophe nationale nocive : a alors été créée une « Commission d’enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française depuis l’élection présidentielle de 2017 et ses conséquences sur le pouvoir d’achat des Français », travail, il est vrai, abandonné depuis la dissolution. L’approche du titre n’avait guère de sens (la dette a eu plutôt des conséquences favorables sur le pouvoir d’achat) mais rien n’est simple : elle a un coût et ne pas la prendre au sérieux serait irresponsable.

Au-delà de la mesure des risques, il faut clarifier la responsabilité de l’augmentation de la dette. Politiquement et économiquement, une augmentation liée à la volonté de protéger la population et les entreprises contre les conséquences d’une crise ou à celle de réaliser des investissements structurels destinés à préparer l’avenir n’est pas comparable à une augmentation du déficit en période ordinaire. L’augmentation de la dette doit avoir un sens et une ambition. Or, dans le passé, cela n’a pas été le cas.

Enfin, il faudrait planifier et cesser de gouverner au fil de l’eau : quels besoins de long terme et comment échelonner les réponses ? Quel financement de ces besoins, s’endetter davantage ou augmenter la fiscalité ? Mais peut-on définir une stratégie dans un contexte politique aussi troublé ?

Les risques, réels, ne sont pas liés directement à l’importance de la dette mais sont à recentrer sur la charge des intérêts, sur la préservation de la croissance et sur la capacité des pouvoirs publics à définir une stratégie de stabilisation voire de décrue lente du déficit.

 A l’égard du public, le discours politique doit abandonner ses accents catastrophistes sur les 3100 Mds de dettes, dans un contexte où la France place sans souci les emprunts qui lui permettent de « faire rouler » sa dette, voire de l’augmenter. En tout état de cause, avant de rembourser celle-ci (le pays n’en aura probablement jamais les moyens), il faut se préoccuper de la charge que les intérêts de cette dette font peser sur ses capacités budgétaires, du risque (aux conséquences certes lentes mais réelles) de hausse future des taux d’intérêt, de la préservation de la croissance (qui risquerait d’être altérée par des coupes dans les dépenses), à conjuguer avec l’élaboration d’un plan de long terme tendant au moins à mieux maîtriser la croissance des dépenses.

Dans ce contexte, certaines données sont rassurantes : la répercussion sur la charge de la dette de la hausse des taux d’intérêt survenue depuis 2021 est progressive, compte tenu de la juxtaposition, dans la constitution de la dette, d’emprunts anciens et récents souscrits à des taux différents, certains très avantageux. De fait, quand on regarde l’évolution de la charge de la dette (cf. La charge d’intérêts de la dette publique, FIPECO, avril 2024), on constate qu’en 2008, avec une dette publique proche de 60 % du PIB, la charge des taux d’intérêt atteignait 3 % du PIB alors qu’en 2023, avec une dette à 110 % du PIB, la charge des intérêts en points de PIB n’est que de 1,7 %. Certes, le risque existe que les taux augmentent encore et finissent par se répercuter plus fortement sur le pourcentage à y consacrer : le programme de stabilité d’avril 2024 prévoit ainsi en 2027 un alourdissement des charges d’intérêt à 2,6 % (avec, il est vrai, des prévisions de croissance optimistes), situation plus difficile que la situation actuelle mais moins que celle de 2008. Cependant, même si la charge de la dette est plus légère que naguère, elle obère les marges de manœuvre du budget de l’État qui en supporte l’essentiel.

D’autres données à l’inverse sont inquiétantes : l’augmentation de la dette dépend de l’écart entre le taux d’intérêt servi et la croissance et personne ne peut prédire avec certitude l’évolution de ces deux indicateurs.

A vrai dire, à dire d’experts, les taux d’intérêt connaîtraient plutôt à l’avenir une tendance haussière du fait notamment des forts besoins d’investissements, notamment dans la transition énergétique. Quant à la croissance, si la thèse du « décrochage européen » dans les 20 dernières années par rapport aux États-Unis est très contestée, les perspectives de moyen et long terme divergent désormais au bénéfice des USA, qui de plus ont financé, pendant la présidence Biden, des plans d’investissements massifs. Quelle sera la politique européenne pour soutenir une croissance qui paraît aujourd’hui plus poussive ?  Le débat est essentiel pour la gestion de la dette.

L’augmentation de celle-ci dépend aussi de l’ampleur du solde primaire (le déficit hors charges d’intérêt). Le déficit primaire est élevé en France : en 2023, le déficit public atteint 5,5 % du PIB, imputable pour l’essentiel à l’État, dont 3,8 points de PIB pour le solde primaire et 1,7 pour la charge de la dette. Or, le passé démontre l’incapacité des différents gouvernements à non seulement réduire ce solde primaire mais à éviter son augmentation, et cela même hors période de crise (cf. ci-dessous). Les lois de programmation des finances publiques n’ont eu ni portée ni crédibilité, pas plus que les perspectives annoncées dans les divers programmes de stabilité. Et quoi qu’ait annoncé récemment le Ministre des finances, aucune revue de dépenses digne de ce nom n’a jamais été entreprise (en 2024, le ministère a traqué à droite et à gauche les 10 Mds d’économies auxquels il s’est brusquement résolu face à la dégradation constatée et nul ne sait ce qui sera programmé en 2025). Sans stratégie claire, la décision politique godille en évitant les remous. Pourtant, la définition d’une stratégie affichée sur le long terme est indispensable : elle ne sera efficace qu’à la condition d’être transparente, acceptée et maintenue continûment.

Clarifier les responsabilités : les crises ne sont pas responsables de tout  

 Si l’on raisonne en termes de responsabilité, les crises COVID puis énergétique ne sont pas seules en cause dans la dégradation de la situation des finances publiques depuis 2017, imputable pour une large part à des décisions prises en période ordinaire. Or, s’il est normal que l’État intervienne dans les crises, il est moins acceptable qu’il ne veille pas, en dehors de ces périodes, sinon à réduire le solde primaire, du moins à le stabiliser.

Dans une note du 24 mai 2024 (Les crises expliquent-elles la hausse de la dette publique en France ? blog OFCE), l’OFCE-Sciences-po évalue la contribution des crises à l’augmentation de la dette publique : sur la période 2017-2023 la contribution de la crise a été de 52 %, le reste résultant pour l’essentiel de baisses d’impôt non financées, ainsi des décisions post Gilets jaunes. L’on peut débattre de l’intégration dans les dépenses de crise du coût du plan de relance, qui découle de la crise tout en étant un plan d’investissement : si on l’y inclut, le pourcentage de 52 % passe à 69 %.

Un exercice du même type fait sur 2007-2023 permet d’imputer 44 % de la hausse de la dette aux crises sur l’ensemble de la période.

Il est à noter que le calcul ainsi produit ne comporte pas d’appréciation sur l’éventuel gaspillage dans les moyens consacrés pendant les crises à la protection de la population :  l’on pourrait pourtant considérer que certaines mesures (ainsi les dispositions destinées à alléger le coût de l’énergie) ont été trop dispendieuses parce que leur cible était trop large. Beaucoup d’économistes ont également plaidé à l’époque pour récupérer les super profits faits par certains acteurs économiques du secteur de l’énergie, ce qui aurait contribué à amoindrir le coût public de la crise. En réalité, non seulement la dette a augmenté en période hors-crises, mais la gestion de la crise a été, parfois, plus onéreuse qu’elle n’aurait dû, pour des raisons politiques.

Les décideurs politiques doivent donc réfléchir (et s’engager publiquement) sur les causes « acceptables » d’une augmentation de la dette publique (protéger la population contre des crises, engager les investissements indispensables pour préparer l’avenir, améliorer la croissance et la productivité) et sur celles qui ne le sont pas.

Le dilemme du prochain gouvernement : la quadrature du cercle  

Enfin, il est certain que le prochain gouvernement, dont la légitimité sera sans doute faible, sera contraint à des choix très lourds : l’Europe exigera des signes de bonne volonté quant à une meilleure maîtrise du déficit (ce qu’il faudrait faire, les quelques pistes existantes portant sur certaines dépenses fiscales dont l’efficacité est contestée) ; mais, parallèlement, les besoins sont énormes :  quel financement de la transition écologique ? Comment rétablir la qualité de services publics affaiblis, dans le domaine éducatif mais aussi dans le domaine de la santé, en y intégrant les dépenses consacrées à l’accompagnement du vieillissement ? Quel appui à la réindustrialisation ?

Il est difficile de prédire quels seront les choix sans connaître la couleur politique de ce gouvernement. Le plus probable étant le maintien au pouvoir d’une coalition centre / droite, le risque est que les pouvoirs publics continuent à biaiser le diagnostic et fassent semblant d’agir en affichant des coupes dans les dépenses et en reportant à plus tard les investissements nécessaires à la transition écologique, à la croissance et à la qualité des services essentiels. Rien alors ne sera résolu et, à force de constater que la situation ne change pas, la méfiance de la population envers les politiques croîtra encore. Et cette méfiance a des conséquences déplaisantes, on le sait.

Pergama, le 5 août 2024