Fonction publique : parler amélioration des services publics, pas réforme statutaire

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Fonction publique : parler amélioration des services publics, pas réforme statutaire

Le gouvernement a engagé depuis quelques jours une concertation (et non une négociation, ce qui demanderait un peu plus de courage) sur la réforme du statut de la fonction publique.  Le « document de cadrage » présenté aux organisations syndicales comporte des dispositions pour faciliter le recrutement des fonctionnaires (il est ainsi envisagé d’assouplir les dispositifs permettant l’entrée dans la fonction publique des apprentis qui y sont accueillis) ou pour améliorer leur protection contre les insultes ou menaces. Cependant, les trois thèmes principaux dont l’opinion publique s’est saisie concernent le licenciement des fonctionnaires, la rémunération au mérite et la fin de l’organisation de la fonction publique en catégories A, B ou C. Ces trois sujets appellent chacun une appréciation spécifique. Pour autant, la question principale est sans doute autre que technique : à un moment où l’attractivité de la fonction publique s’effondre et où la qualité des services publics est mise en cause, que faut-il choisir : réformer le statut (le droit du travail des fonctionnaires) ou s’occuper de GRH ? Eh bien, le ministre a choisi le statut…

Commençons par les projets concernant le licenciement.

Sur les chiffres, le ministre a raison : avec 2,5 millions d’agents dans la fonction publique de l’État (les chiffres ne sont pas publiés pour les fonctions publiques territoriale et hospitalière), le nombre des sanctions prononcées en 2022 apparaît dérisoire : 3351, dont 2584 (77 %) sont des sanctions légères dites du premier groupe, qui soit ne sont pas inscrites au dossier, soit sont effacées dans les trois ans si aucune nouvelle sanction n’est prononcée. Les révocations ou les mises la retraite d’office pour faute ont touché 250 personnes en 2022. Quant au licenciement pour insuffisance professionnelle (qui n’est pas une sanction), il y en a eu 13 cette année-là.

Il est donc clair que la fonction publique ne pratique qu’exceptionnellement le recours aux sanctions disciplinaires (la consultation d’un Conseil de discipline où siègent des représentants du personnel, archaïsme datant du statut de 1946, y est sans doute pour quelque chose) et que le licenciement pour insuffisance professionnelle n’est quasiment pas appliqué. Il est loisible de le regretter, dès lors que n’existe, en contrepartie, aucune politique de « rattrapage » des fonctionnaires jugés médiocres ou qui sombrent, politique qui pourrait comporter des mesures de reconversion, de formation, de remobilisation. De tels efforts ont parfois existé çà et là mais de manière très limitée. Les usagers savent bien qu’il existe des agents de guichet incompétents ou caractériels, des professeurs lamentables, des policiers brutaux ou indifférents à tout, des juges auxquels il faudrait apprendre le droit et/ou l’humanité. Personne bien sûr ne peut dire quelle proportion ces agents représentent et personne ne sait non plus si le licenciement serait une solution, tant la situation doit être appréciée au cas par cas : ce serait au supérieur de l’agent, censé être son manager, d’en décider. Le document de cadrage de la réforme annoncer la création d’« une réponse plus graduée » mais on comprend mal qu’une réforme managériale nécessite une inscription dans la loi, sauf à vouloir faire un coup politique sur la reprise en mains des fonctionnaires. Et l’on ne comprend rien du tout à la déclaration du ministre au journal Le Monde selon laquelle « il faut lever le tabou du licenciement sans mettre fin à la garantie de l’emploi » : cela ressemble à la recommandation d’Alphonse Allais de « demander plus à l’impôt et moins au contribuable ».  Et pourquoi le ministre juge-t-il prioritaire l’augmentation des licenciements alors qu’on l’attend sur des dossiers de modernisation et d’amélioration de l’attractivité de la fonction publique ? Mystère.

Continuons sur la rémunération au mérite. Elle existe déjà dans la fonction publique, à vrai dire depuis le statut de 1946. Les réformes Sarkozy de 2008 ont fait le constat que, malgré l’institution, aux débuts des années 2000, d’un entretien d’évaluation des agents publics mené par le supérieur hiérarchique direct, les primes au mérite n’étaient pas versées de manière suffisamment différenciée.  A donc été instituée en 3008 une prime de fonction et de résultats (PFR) comportant deux volets, l’un tenant compte des responsabilités et des sujétions du poste, l’autre reposant sur la valeur individuelle de l’agent. Le dispositif, intelligent sur le principe, tirait trop vers une modulation très ample. Il n’a pas, au demeurant, été généralisé (C’est une constante des réformes de la fonction publique, annoncées à son de trompe puis paresseusement appliquées) et les critiques portant sur l’opacité et les injustices du système de primes n’ont pas cessé.

Sous la présidence Hollande, un autre dispositif a donc été mis en place en 2014, le RIFSEEP, bien accueilli par les organisations syndicales, à la différence du précédent : dans la prime versée, la part découlant de la valeur individuelle a été plafonnée et où c’est l’emploi tenu, l’expertise et l’expérience qu’il requiert, qui ont été davantage valorisés.

Il est probable que la prochaine réforme va augmenter la part modulable découlant de l’évaluation individuelle. Cela correspondrait aux recommandations du rapport Peny-Simonpoli de 2022, qui, faisant le bilan des « conférences salariales » menées cette année-là, a proposé d’intégrer la part de la prime liée aux responsabilités de l’emploi à la rémunération indiciaire, de consacrer toute la prime à rémunérer la valeur individuelle, d’augmenter la part qu’elle représente dans la rémunération totale et d’aligner son montant entre métiers considérés comme équivalents. Les questions délicates, prise en compte de cette prime dans le calcul de la retraite, pourcentage de la part variable dans la rémunération et ampleur de la modulation envisagée, étaient évoquées dans le rapport mais pas tranchées. Le diable étant dans les détails, c’est là qu’on verra ce que le gouvernement veut faire.

Dans ce débat, deux points sont rarement abordés : d’une part, il serait utile de réaliser un bilan de la procédure d’évaluation dans la fonction publique, qui date de 20 ans : les cadres de la fonction publique la mènent-ils correctement ? Comment l’évaluation est-elle perçue ? Quelle est la modulation actuelle de la prime ? Que pensent les DRH du système, en termes qualitatifs ? Est-ce un bon outil de motivation ?

Surtout, il faudrait tenir compte des diagnostics scientifiques sur le système de  rémunération au mérite, qui, dans la fonction publique comme dans le secteur privé, sont très réservés et doutent fortement de son efficacité.

Il existe en effet un contraste très fort entre l’appréciation du gouvernement actuel (et sans doute d’une grande part de la population), selon laquelle les primes « au mérite » relèvent du bon sens (l’implication au travail dépend d’une rémunération qui tient compte de la valeur professionnelle) et les travaux des experts.

Selon les travaux universitaires, si, bien évidemment la rémunération doit être perçue comme « juste », sous peine de générer des frustrations et de la démotivation, si certaines professions (vente) sont effectivement stimulées par la rémunération en fonction du chiffre d’affaires généré (mais il faut alors que l’intéressement soit très élevé pour être efficace), ailleurs l’impact de la rémunération au mérite est faible, voire nul.

Renvoyons aux travaux d’Erudit (« La rémunération au mérite dans la fonction publique, bilan des connaissances et avenues de recherche » in Management international, printemps 2012), qui font en ce sens une synthèse des études existantes. Mentionnons la très intéressante étude américaine de 2016 réalisée à Harvard et menée en vraie grandeur : l’étude a analysé les résultats d’un dispositif de rémunération au mérite mis en place dans 200 écoles aléatoirement choisies parmi un groupe de 400 présentant des caractéristiques semblables. Les conclusions sont claires : payer davantage les bons enseignants ne sert à rien, ni à diminuer l’absentéisme, ni à freiner la mobilité des bons, ni à améliorer les résultats des élèves. L’étude conclut que, dans les métiers complexes, la notion de performance est difficile à cerner et surtout que les motivations autres que financières sont bien plus fortes : conditions de travail, relations d’équipe, sens de l’utilité sociale, souci de bien faire son travail…

En France, une étude du Laboratoire interdisciplinaire des ressources humaines et de l’emploi (LIRHE)[1] a mis en lumière un lien entre la performance et les facteurs relationnels, parmi lesquels sont mentionnés le contrat implicite entre le salarié et son supérieur (la clarification des attentes mutuelles), la confiance du salarié dans son supérieur hiérarchique immédiat ou dans les dirigeants du service ou de l’entreprise, le sentiment de justice, la certitude de disposer du soutien de l’organisation, la qualité de l’échange interpersonnel avec les supérieurs hiérarchiques.  La prime au mérite n’est certes pas nocive, du moins si elle paraît juste : mais elle pèse peu dans l’implication au travail. L’homme n’est pas un animal vénal…il travaille bien quand il est heureux au travail.

Et pourtant, Jean-Luc Silicani, ancien Conseiller d’Etat, se contente d’affirmer, dans un récent article du journal Le Monde, « qu’une rémunération au mérite est un élément essentiel de la modernisation de la fonction publique », sans avancer aucun argument tant cela lui paraît évident. Le gouvernement est, de même, aveuglé par les idées reçues.

Troisième mesure envisagée, la suppression des catégories A, B et C qui organisent la fonction publique. Le sujet est à la fois plus technique et plus intéressant que les deux autres.  Les « corps » dans lesquels les fonctionnaires entrent par concours (par exemple corps des gardiens de la paix ou des commissaires de police, corps des professeurs certifiés, corps des adjoints administratifs) relèvent de trois catégories définies en fonction du diplôme exigé pour passer le concours, A (diplôme du supérieur), catégorie qui regroupe des corps exerçant des fonctions de conception, de direction et d’encadrement, B (niveau baccalauréat), qui regroupe des corps voués aux fonctions d’application, C, la catégorie des corps d’exécution.

Ce classement par catégorie ne correspond ni à la réalité (on trouve des agents diplômés du supérieur partout, même dans la catégorie C, ni même aux emplois. Certains emplois classés B sont des emplois d’encadrement ou d’expertise. Surtout les corps, rarement interministériels et, quand ils le sont, gérés ministère par ministère, ne sont pas assez larges pour permettre aisément des carrières interministérielles ou inter fonctions publiques et leur positionnement relatif sur la grille indiciaire d’ensemble mériterait d’être revu. Enfin, le passage d’un corps d’une catégorie donnée à un corps d’une catégorie supérieure n’est pas aisé.

La conclusion est qu’il faudrait non seulement renoncer aux catégories A, B et C mais aussi revoir l’extension des emplois ouverts aux différents corps, s’interroger sur une organisation en filières professionnelles, s’interroger sur le niveau des fonctions exercées dans tel ou tel métier pour mieux positionner les corps les uns par rapport aux autres. Une telle perspective figurait déjà dans le rapport Pêcheur de 2014, mis dans un tiroir par une ministre de gauche alors épouvantée par ces perspectives de bouleversement. Et de fait, si l’on peut être intellectuellement séduit par cette réforme, celle-ci n’a d’intérêt que si un énorme travail de réflexion s’engage sur la nouvelle organisation à mettre en place (quelles filières définir ?) et la rémunération des différents métiers. Or, qui ferait confiance à Stéphane Guérini et au gouvernement actuel pour mener à bien ce travail colossal, qui nécessite écoute, concertation et moyens financiers accrus ? La perspective est intéressante mais le gouvernement ne saura pas la mener à bien.

 Dans un contexte marqué par la perte d’attractivité des emplois publics et par l’ampleur du mécontentement sur les rémunérations, les conditions de travail, l’autonomie des agents publics et leur capacité à répondre aux besoins de la population, ne vaudrait-il pas mieux s’occuper du fonctionnement des services, du management, de la définition des métiers, de la valorisation des agents ? Pourquoi diable s’occuper du statut de la fonction publique et irriter une population déjà à vif ? En octobre 2023, le ministère a lancé une enquête auprès des fonctionnaires pour les consulter sur des « engagements » dits « FP + », relatifs notamment à l’amélioration du management et du cadre de travail. Sur les 5 millions d’agents des trois fonctions publiques, 110 000 seulement ont répondu au questionnaire proposé. A la question sur l’effectivité des engagements pris, la note moyenne sur l’ensemble des thèmes atteint 4,02 /10, dont 3,7 /10 pour l’accompagnement RH, 4,1 sur l’exemplarité en matière d’égalité professionnelle ou de transition écologique et 4,6 /10 pour les aménagements de travail. Il y a déjà là matière à améliorer les choses.  Répondre aux attentes des agents serait plus important que modifier le statut, sauf si le gouvernement mène une opération de séduction envers l’électorat de droite hostile aux fonctionnaires.

 Pergama, le 22 avril 2024

[1] Brigitte Charles-Pauvers, Nathalie Commeiras, Dominique Peyrat-Guillard, Patrice Roussel, « Les déterminants psychologiques de la performance au travail : », Les Notes du LIRHE, n° 436, septembre 2006. L’étude a été insérée dans un ouvrage collectif, La gestion des performances au travail, bilan des connaissances, S. Saint-Orge et V. Haines (dir.), De Boeck, 2007.