Changer les règles budgétaires en Europe?

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Changer les règles budgétaires en Europe?

La Commission européenne a lancé, en octobre 2021, une « consultation publique » sur l’avenir des règles budgétaires imposées aux États membres en matière de déficit et de dette. Ces règles, inscrites dans le Pacte de stabilité et de croissance de 1997, ont été, de 2005 à 2013, complétées, voire alourdies : en particulier des mesures tendant à prévenir les situations de déséquilibre ont été instituées. Le dispositif, qui ne s’est jamais bien appliqué, a fait l’objet de nombreuses critiques et propositions de réforme, dont, en 2018, celles du Comité budgétaire européen en charge d’évaluer le cadre budgétaire européen. Dès le début 2020, la Commission a engagé une réflexion sur son éventuelle modification, processus stoppé par la survenue de l’épidémie. Parallèlement, le Conseil de l’Union et la Commission européenne ont activé la clause dérogatoire inscrite dans le Pacte de stabilité et de croissance, suspendant les obligations des États et les autorisant en particulier à injecter de l’argent dans leur économie. La suspension a été prolongée jusqu’à la fin de 2022, pour préserver la reprise de la croissance. La réflexion sur le fond reprend désormais et les « parties prenantes » vont donc pouvoir s’exprimer sur l’évolution souhaitable des règles imposées en ce domaine.

Le sujet reste conflictuel en soi. Il comporte une dimension « morale », puisqu’il porte sur la valorisation (ou non) de la rigueur économique et le respect des engagements, mais aussi une dimension politique : il oppose des pays riches et d’autres qui le sont moins, dont la hiérarchie des priorités, réduction de la dette par des excédents fiscaux ou efforts de développement et investissements, n’est pas la même. La réforme est de plus compliquée, surtout si l’on souhaite des règles à la fois simples, réalistes et qui accompagnent mieux les évolutions économiques du pays.

Des règles qui ont changé de nature

 Si on laisse de côté les dispositifs de contrôle et les diverses obligations imposées aux Etats (transmission annuelle à la Commission d’un programme de stabilité sur 3 ans, transmission, depuis 2013, du projet de budget annuel sur lequel la Commission peut émettre des recommandations, obligation d’inscrire dans le droit national une règle d’équilibre structurel des finances publiques et d’y prévoir un mécanisme de correction en cas d’écart par rapport à cet objectif, obligation de créer une instance indépendante de supervision pour vérifier la fiabilité des prévisions macroéconomiques utilisées pour construire le budget et pour surveiller la « trajectoire » des finances publiques), les règles budgétaires encadrant l’évolution des finances publiques sont, stricto sensu, les suivantes :

1° Le déficit public doit être inférieur à 3 % du PIB ;

2° La dette publique doit être inférieure à 60 % du PIB et, si elle dépasse ce niveau, diminuer annuellement d’au moins 1/20e du montant de ce dépassement ;

3° Le déficit public structurel, c’est-à-dire le déficit public corrigé de la part liée à la conjoncture, ne doit pas dépasser – 0,5 %, sauf si la dette est inférieure à 60 % du PIB :  il peut alors descendre jusqu’à -1 %. Chaque pays doit définir un objectif de moyen terme (OMT) tendant à rétablir, si besoin est, l’équilibre des finances publiques : si le déficit structurel est inférieur à l’OMT, il doit se réduire de 0,5 % par an ;

4° Les dépenses publiques corrigées du montant de l’inflation ne peuvent augmenter plus que la croissance économique potentielle à moyen terme, c’est-à-dire la croissance qui utilise de manière optimale les facteurs de production, sans tension en plus ou en moins sur l’offre de travail ni sur le capital disponible. Si le solde structurel est inférieur à l’OMT, la croissance des dépenses publiques doit être inférieure à la croissance économique potentielle prévue.

Dans un colloque de 2019 tenu à l’IGPDE (Vers une réforme des règles budgétaires de l’Union européenne en 2020 ?), l’économiste Xavier Ragot souligne à la fois la complexité de ces règles et leur profond changement de nature. A l’origine, dit-il, dans le Pacte de 1997, il s’agissait de protéger le caractère soutenable de la dette et de définir, de manière au demeurant arbitraire (les seuils de déficit ou de dette par rapport au PIB le sont), des zones trop proches, pensait-on, du risque de « défaut ». En dehors de ces zones, chaque pays menait la politique économique qu’il souhaitait. Après la crise de 2008, lorsque les pays sont quasiment tous « sortis des clous », il a été souhaité que les normes soient moins formelles, tiennent davantage compte d’indicateurs économiques et conduisent à modifier le pilotage de la politique économique : elles se sont compliquées en faisant appel à des notions, croissance potentielle, écart de production, déficit structurel, qui ne sont pas observables et dont le calcul diffère selon les sources mais qui cernent mieux la réalité. Elles imposent une analyse de la situation du pays au regard du « cycle » économique. Lorsque le déficit structurel augmente du fait d’une faible croissance des recettes publiques, les efforts d’ajustement doivent être amplifiés. Appliquées à la lettre, comme cela a été le cas en France de 2011 à 2014, ces règles sont susceptibles de casser la croissance lorsque celle-ci est fragile : d’où la nécessité de leur donner une certaine flexibilité et de les appliquer avec intelligence.

Des règles d’abord mal appliquées puis appliquées avec souplesse

Dès le départ, les règles budgétaires édictées par les traités n’ont pas été correctement appliquées : la France, qui a connu depuis 2003 douze années de déficit excessif, n’a jamais été sanctionnée. Esquives, habile présentation de la situation, obtention de délais supplémentaire en contrepartie d’engagements de redressement rapide le plus souvent non tenus[1], les relations avec l’Union (en pratique avec la Commission) sont jalonnées d’épisodes difficiles mais sans conséquences graves. D’autres États (récemment l’Italie et l’Espagne) ont été menacés de sanctions et des procédures ont été ouvertes, sans suite aujourd’hui. Il est vrai que, depuis 2011 et surtout 2015, du moins avant la crise COVID, les engagements de la France ont été mieux respectés, hormis, il est vrai, ceux portant sur la réduction du solde structurel, ce qui a provoqué, en 2019, une « mise en garde » de la Commission. Les autres pays ont, de même, fait des efforts : avant 2020, 90 % d’entre eux respectaient la règle des 3 % et ils étaient de plus en plus nombreux à respecter la limite de solde structurel. Au final, seule la Grèce a pleinement subi les choix punitifs des membres de la zone euro qui ont exigé, en contrepartie de leur aide, des mesures d’austérité drastiques.

L’épisode, à vrai dire déshonorant, a contribué à une prise de conscience : la sanction en ce domaine peut être pire que le mal. En 2014, la Commission, devenue plus sensible aux critiques portées par la plupart des économistes selon lesquels l’application des règles budgétaires de l’Union en période de difficulté économique en aggrave les effets, a décidé d’être plus souple. Une communication de 2015 indique que l’appréciation de la Commission sur l’application du cadre budgétaire tiendra compte des réformes structurelles en cours, de la politique d’investissement et des conditions conjoncturelles de chaque Etat membre.

Pour autant, des règles contestées et des propositions multiformes

Dès lors qu’existe une Union monétaire, des règles communes sont nécessaires pour empêcher la dérive des finances publiques d’un État à un niveau qui nécessiterait une intervention commune, comme cela s’est passé pour la Grèce et, de manière moins dramatique, pour des pays d’Europe dont les finances publiques se sont dégradées après la mise en œuvre de plans de sauvetage de leur système bancaire.

Selon le CAE, Conseil d’analyse économique, (Réformer les règles budgétaires européennes : simplification, stabilisation et soutenabilité, 2018), les règles devraient assurer deux rôles, une soutenabilité de la dette et un rôle contra-cyclique. Or, ce n’est pas le cas. La règle qui limite le déficit à 3 % n’est pas justifiée, surtout dans les périodes de crise persistante où les pays ont davantage besoin de mesures d’accompagnement budgétaire. Les mesures tendant à limiter la dette et le déficit structurel le sont, en revanche. Mais le déficit structurel est très difficile à mesurer. Le système enfin est très complexe et excessivement pointilleux.

Le CAE propose donc en 2018 de ne retenir qu’une seule règle, liant l’évolution des dépenses publiques à celle du PIB potentiel. Les pays fortement endettés auraient l’obligation d’adopter un rythme de croissance de leurs dépenses inférieur à celui de ce PIB, avec un transfert de la surveillance à des institutions indépendantes nationales pour en accroître la légitimité. Reste toutefois la difficulté de mesurer le PIB potentiel.

En 2021, le CAE (Pour une refonte du cadre budgétaire européen, avril 2021) reprend presque le même schéma, dans un contexte où les pays se sont encore davantage éloignés des normes et où le rôle assumé par la BCE, comme la faiblesse des taux d’intérêt, ont modifié l’appréhension du risque que représente la dette. Le CAE rejoint la position de l’économiste Olivier Blanchard qui refuse l’amas de normes numériques ainsi que l’application uniforme de règles. Ces dernières doivent devenir des « standards » : chaque gouvernement, sous le contrôle d’une institution nationale indépendante, définirait une cible à 5 ans d’évolution de sa dette, approuvée par le conseil des ministres des finances de l’Union. Sur ce fondement, les Etats construiraient un scénario prospectif de finances publiques et définiraient une norme pluriannuelle d’évolution de leurs dépenses publiques applicable aux lois de finances annuelles. La Commission garderait un rôle de surveillance et d’orientation et le Conseil des ministres un rôle coercitif, avec la capacité de rejeter les trajectoires proposées et, le cas échéant, d’exclure le pays contrevenant des soutiens financiers de l’Union. Cette approche plus individualisée de la situation des États-membres s’accompagnerait de la création d’un instrument budgétaire d’intervention européen pour aider les États en situation exceptionnelle, participer au financer de certains investissements et réduire les divergences économiques.

Certains auteurs (La double démocratie : une politique européenne pour la croissance, Michel Aglietta et Nicolas Leron, Seuil, 2017) sont plus radicaux : ils regrettent que l’Union privilégie le respect de règles de gestion rigides et inappropriées à l’expression d’une solidarité économique qui devrait s’imposer entre États membres dans une zone à monnaie unique, grâce à un budget commun – alors que le fonctionnement actuel de l’Union a plutôt creusé les écarts entre les économies.

Plus récemment, des ONG et des parlementaires (cf. la Proposition de résolution européenne déposée en octobre 2021 à l’Assemblée nationale) ont proposé de ne pas intégrer dans le calcul du déficit public les dépenses nécessaires à la transition écologique. Il est vrai qu’il ne s’agit pas alors d’une réforme de fond. L’objectif est plutôt de favoriser certains investissements en réduisant le risque  d’être sanctionné pour le non-respect des règles : la proposition ne modifie pas le niveau réel du déficit et de la dette.

…mais de fortes résistances ou contraintes, qui font douter d’une véritable réforme

 Les chances de changer fondamentalement les règles paraissent objectivement minces.

Perdure bien évidemment la partition en Europe entre pays riches attachés à la rigueur et à l’uniformité des règles et pays moins développés, qui souhaitent disposer de marges de manœuvre en fonction de leur situation réelle. Dans l’un et l’autre camp, la valeur donnée à la solidarité et à la réduction des inégalités entre États n’est pas identique…

Au-delà, les réformes proposées sont sans doute plus intelligentes que des normes chiffrées uniformes mais elles sont aussi plus d’application plus complexe. En outre, renoncer à l’égalité de traitement au profit d’une approche modulée n’est pas si facile. C’est enfin tabler sur une collaboration sincère des États pour travailler à une stabilisation ou à une réduction de la dette et des dépenses publiques, ce qui n’est nullement garanti.

Ainsi, en France, l’esprit des règles budgétaires n’est pas appliqué. Les rapports de mars 2021 de la Commission pour l’avenir des finances publiques (Nos finances publiques post-Covid-19 : pour de nouvelles règles du jeu) comme celui de la Cour des comptes de novembre 2020 (Pour une réforme du cadre organique et de gouvernance) montrent que la loi de programmation pluriannuelle des finances publiques, indicative, n’a aucune crédibilité ; les divers exercices de programmation (dont le programme de stabilité) ne sont ni articulés avec ce document ni  entre eux ; les prévisions de long terme ne se sont jamais réalisées ; la gestion des dépenses publiques s’effectue, en réalité, dans un cadre annuel voire infra-annuel. Au final, les pouvoirs publics ne se donnent manifestement pas les moyens de respecter les objectifs budgétaires européens. Aucun écho n’a été donné au rapport de la Cour des comptes (Une stratégie de finances publiques pour la sortie de crise, 2021) qui proposait avec intelligence de lier assainissement des finances publiques, politique de croissance et qualité des dépenses publiques. La France reste, selon une étude du Comité budgétaire européen (Tracking compliance to EU fiscal rules, 2020) le pays le moins bien noté de la zone euro quant à son observance des règles. Ce positionnement affaiblit ses propositions.

De plus, les contraintes imposées à la réflexion sur les règles budgétaires sont fortes : les traités ne devraient pas être modifiés et l’on s’en tiendrait à rédiger une « interprétation » des textes existants. Peut-on vraiment alors imposer un dispositif reposant sur une doctrine franchement différente de l’approche actuelle ? Quant au calendrier, il est mal adapté : des recommandations devront être faites aux États dès le printemps 2022 pour les aider à préparer leur budget 2023. C’est trop tôt pour que des réformes du cadre budgétaire soient alors annoncées mais alors comment organiser une période de transition ? L’Europe progresse sans doute beaucoup grâce aux débats d’idées. Mais à un moment donné, les mesures concrètes, c’est bien aussi.

Pergama, le 24 novembre 2021

[1]Voir notamment la note FIPECO (fipeco.fr/fiches) du 3 avril 2019 sur les programmes de stabilité, qui compare les engagements pris par la France dans les programmes transmis à la Commission depuis 2001 et le solde public constaté. Ce n’est qu’à partir de 2011, et surtout de 2015, que les trajectoires prévisionnelles et réelles se rapprochent.