La réforme de la Fonction publique figurait au programme du candidat Macron : il y était prévu de développer les recrutements sur contrats et de recruter « au moins un quart » des directeurs d’administration centrale en dehors des fonctionnaires, après avoir identifié « les meilleures compétences techniques et managériales ». Le statut des contractuels devait être aligné sur celui du droit commun (c’est-à-dire avec possibilité, plus librement qu’aujourd’hui, de CDI, puisque, en droit public, le recours au contrat à durée indéterminée n’est en principe accordé, sauf exception, qu’après 6 ans passés en CDD). Le programme évoquait également une plus grande individualisation de la rémunération et la promotion des mobilités.
L’histoire s’est ensuite compliquée. Elle est passée par des hauts, avec la publication, en octobre 2017, du projet « Action publique 2022 », dans lequel était inscrit un plan ambitieux de « rénovation du cadre des ressources humaines », touchant tous les aspects : cadre statutaire, rémunération, recrutement, dialogue social, leviers de la motivation, conditions de travail, déconcentration et numérisation de la gestion RH. Puis, en avril 2018, le pragmatisme a conduit, pour préparer une future loi, à sélectionner 4 thèmes prioritaires, qui ont été soumis à concertation avec les organisations syndicales : la rénovation des instances de dialogue social, l’élargissement du recrutement des contractuels, l’individualisation de la rémunération et un meilleur accompagnement des mobilités professionnelles, intitulé qui, selon certains, recouvrait la préparation d’un plan de départs volontaires et de mesures incitant à quitter la fonction publique pour rejoindre le secteur privé.
Le projet de loi de transformation de la fonction publique publié le 13 février 2019 reprend ces dispositions mais au final ne traite que 3, voire 2, des 4 thèmes annoncés : celui de la « rémunération au mérite » est reporté aux discussions lors du projet de réforme du système de retraites, puisqu’il faudra alors tenir compte de la baisse de rémunération nette subie par les fonctionnaires qui cotiseront sur leurs primes. L’on peut considérer que le thème « accompagnement des mobilités professionnelles » a lui aussi été abandonné, tant les dispositions qui le concernent sont insipides. Le projet de loi ajoute en revanche un autre sujet : l’adoption en fin d’année du protocole d’accord pour promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes rend nécessaire sa transcription de la loi[1].
Il faut sans doute faire le tri dans les dispositions du projet de loi. Malgré les réactions très hostiles des organisations syndicales, les dispositions réformant les instances de dialogue social sont opportunes. C’est aussi le cas de tout un ensemble de dispositions secondaires mais utiles. En revanche, les dispositions relatives au recrutement des contractuels marquent un changement fondamental : juridiquement, une telle mesure n’est pas compatible avec le statut et, si elle est effectivement mise en œuvre (ce n’est pas certain), va déséquilibrer la gestion des fonctionnaires et altérer l’attractivité de la fonction publique. Surtout, on se demande quel est l’intérêt de ce texte : la France va mal, les services publics sont en difficulté, les fonctionnaires sont dans un état de grand malaise, et le plus urgent, ce serait de nommer des contractuels aux postes de direction de la fonction publique ? Les fonctionnaires (et le service public) auraient besoin d’une autre politique.
Réforme du dialogue social et autres mesures de bon sens : plutôt des avancées
Le projet de loi crée un « Comité social d’administration » fusionnant deux instances de représentation du personnel, les Comités techniques, consultés sur les projets concernant l’organisation et le fonctionnement des services, et les CHSCT en charge de veiller à la protection de la santé et de la sécurité des agents et à l’amélioration des conditions de travail. Les compétences de ce nouveau comité dans le domaine des ressources humaines sont davantage détaillées. La démarche de simplification des instances est inspirée de celle mise en place, dans les entreprises privées, par les ordonnances de 2017 réformant le droit du travail. Ce n’est pas pour autant qu’elle est mauvaise : elle correspond à un gain de temps et d’efficacité. En outre, dans la fonction publique, l’architecture était peu lisible : la compétence sur la santé au travail et les conditions de travail était déjà partagée entre les deux instances. Au demeurant, une formation spécialisée sera créée au sein du Comité social d’administration dans les services d’une certaine taille ou soumis à des contraintes spécifiques.
L’essentiel est ailleurs. Le projet de loi modifie la composition et les compétences des CAP, commissions administratives paritaires constituées aujourd’hui par corps (du moins dans la fonction publique d’Etat), composées pour moitié de représentants élus par les membres du corps et pour moitié par des représentants de l’administration, qui émettent un avis sur les décisions individuelles qui ont un impact sur la carrière des agents et la gestion des corps (pour l’essentiel, les mutations, avancements, licenciements). Ces commissions seront désormais constituées par catégories hiérarchiques (A, B ou C), voire, dans les administrations de taille réduite, communes à plusieurs catégories hiérarchiques. De plus, elles n’auront plus compétence sur les mutations ni sur l’avancement de grades ou les promotions par changement de corps. Elles ne resteront compétentes que pour les recours sur les évaluations individuelles et pour donner un avis sur les questions disciplinaires et les licenciements pour insuffisance professionnelle ou, en retour de disponibilité, après refus des postes offerts.
De telles modifications sont courageuses : héritières d’une vision de la fonction publique de 1946, où il était entendu que les décisions de gestion devaient se prendre par consensus entre l’administration et les représentants du personnel, les CAP n’ont jamais été réformées depuis. Or, leurs effets pervers sont notables : elles ont encouragé le clientélisme des personnels à l’égard des organisations syndicales ; décentré le dialogue social sur les questions individuelles qui devraient, sauf défense des personnes en cas d’abus, leur rester étrangères ; imposé des barèmes de mutations ou d’avancement sur critères d’ancienneté, en contradiction avec les principes fondamentaux de toute GRH ; entretenu le corporatisme au sens plein du terme (le fonctionnement nouveau « par catégories hiérarchiques » et non par corps va le limiter). Enfin, elles ont conforté la centralisation des décisions dans le domaine des ressources humaines, puisque, selon un avis du Conseil d’Etat du 7 juin 1990, il n’est pas possible de comparer les mérites (et donc de déconcentrer les décisions d’avancement) dès lors que les effectifs locaux d’un corps sont trop peu nombreux (la réforme permet une déconcentration). Enfin, les CAP ont alourdi la gestion : quasiment toutes les décisions de gestion individuelle leur sont soumises dès lors qu’elles affectent la gestion du corps, même lorsque l’avis n’a qu’une portée formelle (détachement ou réintégration d’un agent à sa demande), avec des réunions interminables, examinant (termes empruntés au rapport Pêcheur de 2013) une poussière de petites décisions sans portée stratégique.
Certes, l’administration a été complice, dans de nombreux cas, des dérives constatées, en abandonnant ses pouvoirs propres et en ralliant les choix des représentants du personnel : après tout, les CAP ne formulent qu’un avis. Mais il fallait assainir la situation, même si, pour relancer un dialogue social « atone » (toujours selon le rapport Pêcheur), cela n’y suffira pas. Pour ce faire, les pouvoirs publics n’ont pas pu s’empêcher, dans le projet de loi, de prévoir l’adoption, par ordonnance, de dispositions relatives à la négociation d’accords dans la fonction publique : il serait apparemment prévu de la développer au niveau local, voire de déterminer « la portée juridique des accords ». La faiblesse de la négociation dans la fonction publique étant une des causes de la faiblesse du dialogue social, il est peu admissible que de telles dispositions, qui n’ont rien de technique, soient définies par ordonnance : elles devraient figurer dans le projet de loi.
La modification des compétences des CAP (comme de celles des nouveaux Comités sociaux d’administration) aura un grand mérite : obliger l’administration à élaborer une politique de gestion RH, certes indicative mais mieux structurée, dans le domaine des recrutements, des parcours professionnels, des promotions, de la formation, de la mobilité et de l’égalité professionnelle (voir les articles 2, 9 et 12 du projet de loi). C’est le recours au « droit souple » préconisé par le Conseil d’Etat[2], qui conduit les autorités déconcentrées à élaborer des principes d’action pour les guider ensuite dans les prises de décision individuelles. En se dotant d’une doctrine, l’administration peut ainsi échapper, dans ses décisions RH, à une « gestion statutaire », reproduisant sans interrogations les anciennes habitudes.
Peu de commentaires à faire pour conclure sur les dispositions qui complètent ces réformes : qui serait opposé à la fixation d’une durée minimale ou maximale d’occupation des emplois (officialisation de pratiques déjà suivies) ? à la portabilité des comptes personnels de formation ? au renforcement de la surveillance déontologique (notamment au retour des disponibilités dans le secteur privé, avec examen de la compatibilité des fonctions qui y ont été exercées et de l’ emploi public de retour) ? à la réduction de la cotisation retraite à la charge des collectivités qui accueillent un fonctionnaire d’Etat ? à l’engagement enfin d’accompagner les projets de reconversion professionnelle des agents qui veulent quitter la fonction publique ? Quant aux dispositions sur l’égalité professionnelle, elles sont consensuelles, même si l’on devrait davantage discuter de leur efficacité face aux lourds déterminants que sont l’orientation professionnelle des femmes et leurs responsabilités familiales : les pouvoirs publics ont, en ce domaine, surtout soif de bonne conscience et de mesures symboliques.
Recours généralisé aux contractuels : en droit, la fin du statut, en pratique un risque de délitement
D’autres dispositions du projet de loi sont beaucoup plus problématiques. Jusqu’ici, la fonction publique reposait sur deux principes : d’une part, sauf dérogation par la loi, les emplois civils permanents de l’Etat, des collectivités territoriales et des établissements publics administratifs étaient occupés par des fonctionnaires et ce n’est que dans certaines circonstances de fait que l’administration pouvait employer des « contractuels non titulaires, pour une durée variable selon le cas. D’autre part, certains emplois spécifiques, emplois « supérieurs » ou « fonctionnels », étaient ouverts à tous, fonctionnaires titulaires ou contractuels. Pour ces emplois, en dérogation des dispositions ordinaires du statut de la fonction publique, les nominations sont laissées à la discrétion de l’autorité politique[3] et leurs titulaires sont révocables, parfois librement, parfois à des conditions particulières. Dans la fonction publique d’Etat, leur liste est établie par un décret pris en application de l’article 25 de la loi du 11 janvier 1984 (c’est le cas, par exemple, des directeurs d’administration centrale) et, dans la fonction publique territoriale, par les articles 47 et 53 de la loi du 26 janvier 1984 (ainsi des directeurs généraux des services de collectivités, avec des seuils démographiques pour les communes). Dans la fonction publique hospitalière, l’article 3 de la loi 9 janvier 1986 mentionne les directeurs des divers établissements de santé ou médico-sociaux. Tous ces textes précisent que la nomination d’un contractuel à de tels emplois n’emporte pas titularisation.
Le projet de loi élargit considérablement le recrutement de droit commun des contractuels : toutes les catégories hiérarchiques sont désormais concernées. Aux conditions traditionnelles posées jusqu’alors pour le recrutement aux seuls emplois de catégorie A (il fallait que la nature des emplois ou les besoins du service le justifient, ce qui renvoyait respectivement à la possession de compétences que les fonctionnaires ordinaires ne possédaient pas ou à l’impossibilité de pourvoir un poste par un titulaire), s’ajoute désormais une condition facile à remplir : « lorsque les fonctions ne nécessitent pas une formation statutaire donnant lieu à titularisation ». Il sera donc loisible, du moins dans la fonction publique d’Etat (la disposition ne vaut que pour elle) de recruter indifféremment des fonctionnaires ou des contractuels quasiment à tous les postes. Certaines dispositions complémentaires permettent de nommer le contractuel directement en CDI, prévoient la possibilité de lui proposer un « contrat de projet » de 6 ans au maximum (sur le modèle des contrats de mission des ordonnance travail de 2017) et ouvre une possibilité de rupture conventionnelle.
En outre, le projet élargit les emplois à responsabilité ouverts sans condition aux contractuels : tous les « emplois de direction » leur seront ouverts dans la fonction publique d’Etat (ceux-ci seront listés par décret et seront sans doute beaucoup plus nombreux que les emplois supérieurs actuels), le seuil démographique qui ouvre droit aux emplois fonctionnels dans les collectivités sera abaissé et, pour les établissements relevant de la Fonction publique hospitalière, le directeur aura le droit de recruter librement des contractuels à certains emplois « supérieurs ».
Il ne faut pas finasser : si le statut de la fonction publique se justifie, c’est par la spécificité du recrutement et de la carrière offerte à des agents qui travaillent pour un service public détaché de la sphère marchande et caractérisé par la recherche de l’intérêt général. La spécificité des métiers publics n’est pas technique (bien des compétences professionnelles sont communes) mais elle repose sur l’acceptation d’un corpus déontologique (désintéressement notamment) qui justifie la protection accordée par le statut. Renoncer à cette spécificité n’est pas compatible avec le statut.
Il est loisible de considérer que les inconvénients du statut l’emportent sur ses avantages : comme les fonctionnaires font en général toute leur carrière dans le secteur public, ils connaissent trop peu, c’est vrai, les autres cadres professionnels, notamment l’entreprise et ses difficultés. Surtout, le statut peut être accusé d’être déresponsabilisant et de conduire à privilégier la routine sur l’initiative. C’est à l’évidence l’analyse du Président de la République et de son entourage. Ils devraient pourtant se demander si ce n’est pas le système de management en cours dans les administrations publiques qui est responsable de cet état de fait, avec sa centralisation, son mépris de classe entre les hauts fonctionnaires et les autres et l’encadrement rigide, par les ministres, de toute décision. Quoi qu’il en soit, les décideurs actuels rêveraient de réaliser une exsanguinotransfusion en remplaçant les cadres publics, supposés par principe insuffisants, par des managers pliés à d’autres règles, pas forcément beaucoup plus indépendants que les fonctionnaires actuels mais habitués au langage de la performance et des résultats. Cette banalisation des emplois publics (de direction ou pas) est possible (elle fonctionne dans d’autres pays) mais on est là en dehors du statut. Elle présente au demeurant bien davantage de risques de conflits d’intérêt et des risques sur l’attractivité de la fonction publique si le dispositif s’engorge de contractuels.
Répondre plutôt aux besoins du pays
Même si le projet de loi est voté dans sa forme actuelle, l’avenir n’est pas clair : tout dépendra de la propension des administrations à recruter des contractuels, qui peut faiblir si cette pratique rend trop difficile la gestion des compétences disponibles, et tout dépendra de la propension des contractuels à accepter de venir y travailler. Et puis, si le statut doit mourir, cela prendra du temps : les pouvoirs publics restent d’ailleurs, sur ce point, ambivalents, sinon incohérents. Par certains côtés le projet de loi dessine un avenir, par d’autres il favorise un management de court terme (pouvoir choisir qui on veut quand on recrute) sans se soucier des conséquences.
La vraie critique du projet de loi est ailleurs : il ne tient aucun compte du contexte du pays. Le malaise des fonctionnaires est perceptible depuis des années. Les services publics dysfonctionnent (enseignement, justice, police, environnement…) et certains territoires se plaignent d’abandon. Il faudrait réfléchir aux outils de motivation (on les connaît et ce n’est pas la rémunération, c’est la fierté d’appartenance, la responsabilisation, l’intérêt du travail et les perspectives de carrière, enfin la confiance de la personne à l’égard de l’institution qui l’emploie), affronter la question du management public dans toute son ampleur, travailler enfin sur un contrat social entre les services publics et le pays. On est loin des contractuels…
Pergama, le 24 février 2019
[1] A la date prévue pour sa signature, le projet de protocole négocié à l’automne 2018 (qui faisait consensus mais que certaines organisations syndicales ne voulaient pas signer pour témoigner de leur refus des thèmes imposés lors de la concertation en cours) avait recueilli la signature d’organisations syndicales ne représentant que 49,05 % des suffrages alors que la loi en impose 50. Cependant, les résultats des élections professionnelles de décembre 2018 ont modifié les chiffres et les syndicats signataires ont alors représenté 51 % des suffrages. Depuis, Solidaires a signé lui aussi le protocole.
[2] Etude annuelle, Le droit souple, Conseil d’Etat, 2013
[3] La nomination aux emplois supérieurs de l’Etat relève du gouvernement et, pour les emplois fonctionnels de la fonction publique territoriale, de l’autorité territoriale concernée. S’agissant des nominations aux emplois de direction d’établissements publics de santé ou médico-sociaux, les nominations de personnels contractuels relèvent du directeur de l’ARS (agence régionale de santé) ou du préfet de département.